Passer au contenu

Lutter contre la détresse et la dépression en droit

Les recommandations de la première étude nationale du Canada sur la question visent à déstigmatiser les problèmes de santé mentale, à mettre l'accent sur la santé comme une partie intégrante de la pratique juridique et à revoir le modèle d'affaires des heures facturables.

Well-being concept

Faisant suite à une étude nationale publiée le mois dernier qui brosse dans le détail un portait des niveaux élevés de détresse psychologique, de symptômes dépressifs et d’épuisement professionnel au sein de la profession juridique, une équipe de recherche de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke a formulé des recommandations pour orienter les prochains gestes de la profession.

« Ce qu’il faut surtout retenir de ce rapport et de recommandations est que l’évolution vers un exercice du droit sain et durable au Canada exigera des petits pas en avant, à tous les niveaux et de la part de tous les intervenants », affirme Nathalie Cadieux, professeure agrégée à l’université qui a dirigé l’équipe de recherche. La Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada ainsi que l’Association du Barreau canadien ont financé cette étude.

Le président de l’ABC, Steeves Bujold, a appelé les dirigeants de la profession à collaborer pour que nous puissions « créer des environnements de travail sains, libérés des préjugés visant la santé mentale. Ces recommandations nous serviront de guide pour les prochaines années », a-t-il déclaré.

Jill Perry, c.r., présidente de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, souligne que la fédération examine attentivement les recommandations et « est impatiente de faire équipe avec ses partenaires de la profession juridique au moment où celle-ci s’apprête à tracer la voie menant vers des actions concrètes et transformatrices ».

En formulant ses recommandations, l’équipe de recherche de l’Université de Sherbrooke a constaté que la plupart des problèmes et des symptômes qu’éprouvent les professionnels du droit découlent de plusieurs causes, dont la violence et l’incivilité en milieu de travail. Faits troublants, un peu moins de 10 % des parajuristes de l’Ontario rapportent avoir été confrontés à des menaces de violence allant de quelques fois à tous les jours dans les douze mois précédant l’enquête, et plus de 30 % des professionnels du droit vivant avec un handicap déclarent avoir été victimes d’intimidation en milieu de travail.

Il y a aussi une grande stigmatisation associée aux problèmes de santé mentale dans le milieu du droit. Environ 46,8 % des juristes rapportent avoir déjà ressenti le besoin de demander une aide professionnelle en raison de problèmes de santé psychologique, mais ne l’ont pas fait.

Selon le rapport, les facteurs de risque organisationnels, y compris la charge émotionnelle suscitée par le travail, l’insécurité de l’emploi, les longues heures de travail, la surcharge quantitative et qualitative, le manque de ressources et la fatigue de compassion sont à l’origine d’une grande partie du stress et de l’épuisement perçus dans la profession. En moyenne, les professionnels de droit qui travaillent dans un milieu où la gestion est plus agile éprouvent des symptômes d’épuisement professionnel plus faibles.

Toutefois, le modèle d’affaires des heures facturables continue d’exercer une pression importante sur les professionnels du droit. Ceux qui ont des objectifs d’heures facturables à atteindre travaillent en moyenne 54 heures par semaine, alors que ceux qui n’œuvrent pas dans ce type de modèle d’affaires consacrent en moyenne 47 ou 48 heures par semaine au travail. Sept répondants sur dix ayant des objectifs de 1 200 à 1 800 heures par année craignent de fonder une famille. Cette proportion s’élève à 81,5 % chez les juristes devant atteindre plus de 1 800 heures facturables.

 

Parmi les autres questions, mentionnons le technostress, l’adaptation au télétravail, le conflit travail-vie personnelle, la consommation d’alcool et la consommation de drogues.

À la lumière de ces constats, l’équipe de recherche a formulé dix recommandations générales, réparties en mesures, pour aborder les problèmes de santé mentale. Les voici :

1. Préparer les futurs juristes et leur fournir du soutien pour faire face aux enjeux de santé psychologique, notamment en faisant la promotion de modes de vie plus sains.

2. Améliorer le soutien et l’encadrement disponibles à l’entrée dans la profession, notamment en supprimant les cibles des heures facturables pour les professionnels dans leurs deux premières années de pratique.

3. Améliorer l’offre de formation professionnelle continue (FPC) destinée aux professionnels du droit en y intégrant la santé psychologique comme compétence essentielle pour la pratique du droit et des programmes de mentorat plus structurés avec des thèmes liés au mieux-être en droit.

4. Évaluer la mise en œuvre de modèles alternatifs d’organisation du travail qui limitent l’impact de facteurs de risque précis sur la santé. Selon le rapport, « il est essentiel d’évaluer l’utilisation de modèles d’affaires alternatifs » et « si les cibles d’heures facturables sont maintenues, le système d’heures facturables devrait être révisé ».

5. Mettre en place des actions visant à déstigmatiser les enjeux de santé mentale dans la profession, y compris des campagnes de sensibilisation et la conception de politiques alignées sur les meilleures pratiques pour un retour progressif au travail pour ceux qui reviennent d’un congé prolongé lié à la santé. Le rapport recommande également que l’obligation pour les candidats à l’admission aux barreaux de divulguer leurs problèmes de santé mentale soit revue.

6. Améliorer l’accès aux ressources en matière de santé et de mieux-être et éliminer les obstacles qui limitent l’accès à ces ressources en ciblant une gamme de ressources abordant un éventail de sujets, de la violence à l’incivilité en passant par les traumatismes vicariants et les problèmes de dépendance. Une augmentation du financement des programmes d’aide est également recommandée.

7. Promouvoir la diversité dans la profession et réviser les pratiques, les politiques et les procédures qui peuvent comporter ou créer des biais discriminatoires. Les ordres professionnels de juristes et l’Association du Barreau canadien devraient choisir des ambassadeurs qui représentent la diversité sociodémographique dans la pratique du droit afin de favoriser le changement dans la profession. Il est aussi recommandé que les milieux de travail juridiques mettent en place une politique en matière de gestion de la diversité et des pratiques proactives favorisant l’inclusion, ainsi qu’une politique inclusive en matière de congés parentaux. Les milieux de travail juridiques devraient également établir une politique de « tolérance zéro » en matière de violence et d’incivilité.

8. Considérer la santé des professionnels comme une partie intégrante de la pratique du droit et du système de justice par le biais de campagnes de sensibilisation et de formation, y compris à l’intention des juges.

9. Développer une culture de la mesure continue de la santé et du bien-être des professionnels du droit en recueillant des données, y compris auprès des gens qui quittent la profession.

10. Adopter un meilleur équilibre travail-vie personnelle dans la profession juridique, y compris la mise en place de politiques qui soutiennent le droit à la déconnexion et qui flexibilisent les pratiques en matière de télétravail.

L’étude est passée à la phase II, qui comprend des entrevues individuelles avec des professionnels du droit de partout au Canada dont l’objectif est de contextualiser les données quantitatives et de guider la formulation d’autres recommandations tenant compte de facteurs régionaux. Après les entrevues, des rapports personnalisés seront préparés pour chaque barreau. Entretemps, il est proposé qu’un organisme de concertation regroupant des représentants de la Fédération, de l’ABC, et d’autres intervenants soit mis sur pied afin d’examiner la façon dont la profession juridique peut relever le défi de l’amélioration du bien-être dans ses rangs.