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La Cour suprême permettra-t-elle la création d’un délit de violence familiale?

Bien que la Cour supérieure de l’Ontario ait créé le nouveau délit, la Cour d’appel de l’Ontario n’était pas d’accord et a conclu que le cadre actuel relatif aux délits est suffisant

Aa man's clenched fist in front of a crouching woman
iStock/Paul Gorvett

La Cour suprême du Canada doit entendre un appel portant sur la question de savoir si la Cour supérieure de l’Ontario a eu raison de créer un délit intentionnel de violence familiale.

La cause Kuldeep Kaur Ahluwalia c. Amrit Pal Singh Ahluwalia sera entendue par la Cour les 11 et 12 février, et 17 intervenants sont prêts à s’exprimer sur l’affaire.

À la Cour supérieure de l’Ontario, la juge Mandhane a adopté la nouvelle définition de violence familiale de la version révisée la plus récente de la Loi sur le divorce afin de créer un délit de violence familiale. Plus tard, la juge Benotto de la Cour d’appel de l’Ontario a rédigé la décision unanime qui a infirmé la décision de la cour inférieure, concluant que le cadre actuel relatif aux délits suffisait.

Pourquoi alors la Cour suprême du Canada considère-t-elle qu’il s’agit d’une question d’importance nationale?

« Si je devais formuler une hypothèse éclairée, je dirais que la Cour comprend que la violence familiale est omniprésente et a une incidence sur les gens partout au pays, tout particulièrement sur les femmes et les filles. C’est une question d’importance nationale en soi », dit Pam Hrick, directrice exécutive du FAEJ.

« Je suppose aussi que la Cour pense qu’il s’agit d’une occasion de préciser le cadre pour reconnaître les nouveaux délits dans l’ensemble. Nous accueillerons volontiers les directives que la Cour formulera. »

À titre d’intervenant, le FAEJ fera valoir que l’accès à la justice doit être pris en compte lorsque les cours décident s’il faut reconnaître un nouveau délit. Me Hrick dit que le Fonds parlera de l’importance du contexte dans l’évaluation de la question de savoir si un délit de violence familiale a été créé, si c’est la voie que souhaite emprunter la Cour.

Le FAEJ insistera également sur l’« importance de fournir aux cours inférieures, aux parties et aux avocats des directives pratiques sur l’existence d’un délit de violence familiale ».

Selon Me Hrick, des cours inférieures se sont montrées sceptiques à l’égard des allégations de violence familiale formulées sans être appuyées par un témoignage d’expert. Son organisation espère que la Cour précisera qu’une personne n’a pas besoin qu’un expert corrobore son expérience de survivant ou établisse l’existence du délit.

« Les juges sont bien placés pour évaluer la crédibilité, s’ils disposent des mesures de protection et des directives appropriées. C’est la raison pour laquelle le contexte et l’évaluation de la crédibilité des témoins sont aussi importants. »

Ce ne sont pas tous les praticiens qui pensent qu’un nouveau délit est nécessaire. Gary Joseph, avocat et président de MacDonald & Partners LLP à Toronto, pratique le droit de la famille depuis 47 ans. Il croit que la Cour d’appel a eu le bon réflexe.

« Le point de départ de ma réflexion dans toute cette situation est que les cours ne devraient pas créer le droit, cette tâche revient au Parlement. Le Parlement a récemment mis en œuvre certaines dispositions de la Loi sur le divorce, puis le gouvernement de l’Ontario a fait la même chose pour aborder la violence entre partenaires intimes », dit-il.

« La juge Benotto a analysé la question, a reconnu qu’un délit visait déjà le problème, a reconnu le problème, ne l’a pas minimisé et a dit que la création d’un nouveau délit n’était pas nécessaire. »

Me Joseph craint l’augmentation du nombre d’actes de procédure portant sur des actes de violence familiale alléguée qui élargiront la portée des litiges à un moment où on s’efforce de réduire le nombre de litiges en droit de la famille.

Toutefois, dans le cas d’un procès où la violence familiale est en cause, la même preuve devra être fournie, quelles que soient les circonstances, dit Mary-Jo Maur, une ancienne avocate en droit de la famille qui enseigne maintenant le droit à l’Université Queen’s. Elle fait remarquer qu’il est peu probable que cette preuve augmente la durée d’un procès, particulièrement si des questions sur la parentalité sont soulevées.

« Si vous disposez de l’ensemble de la preuve de toute façon, pourquoi ne pas l’utiliser pour appuyer une action fondée sur la responsabilité délictuelle? », demande-t-elle. « Les gens ajoutent ce type d’action dans les demandes en matière de droit de la famille depuis les années 90. »

Selon Me Maur, dont les recherches portent sur la façon dont le système procédural en droit de la famille peut mieux servir l’ensemble des parties dans un litige en matière familiale, ce sont l’omission de communication, les mauvais comportements dans un litige et le manque de préparation qui tendent à prolonger les procès en droit de la famille.

De son côté, Me Joseph dit que la gestion de la violence entre partenaires intimes doit être laissée aux cours criminelles. Il doit exister dans la société un soutien approprié, dont des programmes d’information publique pour sensibiliser les gens au problème et les ressources appropriées afin d’aider les victimes et traiter les auteurs de crime.

« Veut-on vraiment que les litiges en matière familiale composent la majeure partie de ces affaires? », demande-t-il. « Veut-on l’accroissement de la durée des litiges en matière familiale? ».

Me Hrick ne croit pas nécessairement qu’un délit de violence familiale prolongera la durée des procès. Elle pense toutefois qu’il fournira des éclaircissements permettant de régler les situations de violence familiale ou de comprendre le fonctionnement de la responsabilité légale dans ces situations.

Pour l’instant, à son avis, une personne qui souhaite intenter une action liée aux préjudices qu’elle soutient avoir subis dans une situation familiale doit combiner plusieurs des délits actuels. L’existence d’un délit qui est compris dans le contexte familial comme le principal délit, accompagné d’indications claires des facteurs nécessaires et de l’approche à adopter, créera des conversations plus claires entre les avocats et les parties.

Me Hrick ajoute que l’existence du délit clarifierait également la façon d’intenter ces actions dans un contexte juridique et de les prouver, en particulier pour les parties non représentées par un avocat, ce qui accroîtra l’accès à la justice.

Même s’il est déçu du montant des dommages-intérêts associés aux délits actuels quant aux aspects de la violence familiale, Me Joseph croit que cette question peut être réglée sans la création d’un nouveau délit.

« Les décisions sur les dommages-intérêts doivent être proportionnelles au préjudice causé. Selon mon expérience des procès, ce n’était pas le cas dans le passé, mais cela ne veut pas dire que ce ne peut pas être le cas à l’avenir. »

Bien que certains intervenants fassent valoir qu’un délit de violence familiale pourrait inciter les auteurs de crime allégués à régler plutôt qu’à subir un procès, cette perspective n’enchante pas Me Joseph.

« Il faudra avoir de longues négociations sur le montant des dommages-intérêts. Je ne suis pas convaincu », dit-il.

« On va instrumentaliser cette question et c’est exactement ce qui ne devrait pas arriver à mon avis. »

Il est aussi légitime de soutenir que ce délit particulier de violence familiale constitue la mauvaise approche en vertu du droit de la responsabilité délictuelle parce qu’il crée une exception en droit de la famille, étant donné qu’il concerne uniquement le droit de la famille, contrairement à d’autres délits.

La Cour d’appel a affirmé que lorsque d’autres délits conviennent, il n’est pas nécessaire de créer un délit exceptionnel en droit de la famille.

« C’est vrai, sauf pour une chose », selon Me Maur. « La situation n’aborde pas le problème pernicieux du contrôle coercitif. »

Le contrôle coercitif est différent des autres types de violence, qui peuvent être des incidents isolés. Bien qu’il ne comporte pas de violence, cette dernière en est souvent une caractéristique.

« Il comprend la privation d’une femme de son autonomie », dit Me Maur.

« Il peut entraîner une souffrance mentale, mais le véritable préjudice du contrôle coercitif est la privation du droit d’une personne de décider des choses fondamentales, comme la façon dont elle va dépenser son argent, qui elle va rencontrer, ce qu’elle va porter, la fréquence et le type de sexe qu’elle va pratiquer. Le contrôle coercitif prive une personne de tous ces éléments. »

Selon elle, il est faux de dire qu’il existe un délit qui couvre ce sujet. Les personnes qui se sont vu priver de leur autonomie n’ont pas d’autres recours.

« Elles peuvent être indemnisées pour leur souffrance mentale ou les ecchymoses ou coups subis. Elles peuvent même être indemnisées pour avoir été menacées, mais rien n’indemnisera leur perte d’autonomie. C’est ce sur quoi repose le droit de la responsabilité délictuelle, indemniser l’atteinte à l’autonomie d’une personne, qu’elle soit corporelle ou mentale ».

Même si la juge Benotto de la Cour d’appel a affirmé que l’infliction intentionnelle d’une souffrance psychologique devrait viser toute perte d’autonomie, Me Maur n’est pas d’accord et insiste pour dire que la perte d’autonomie est un problème beaucoup plus grave.

Elle propose la création d’un délit de contrôle coercitif, qui porterait sur la question de l’exception en droit de la famille. Selon elle, il y a eu création de nouveaux délits intentionnels au Canada et en Ontario en particulier, faisant remarquer la création du délit intentionnel d’intrusion dans l’intimité en 2012. Il était fondé sur la reformulation par les États-Unis des délits par laquelle quatre nouveaux délits d’atteinte à la vie privée ont été reconnus.

Me Hrick est moins convaincue que c’est la voie de l’avenir, puisque le délit de contrôle coercitif aurait une portée plus étroite que le délit de violence familiale.

« Un délit peut faire l’objet d’une poursuite devant un tribunal civil ou une cour de la famille », dit-elle.

« Ce délit n’a pas à être soulevé dans une affaire en matière familiale, de sorte qu’une personne qui a fait l’objet de mauvais traitements visés par un délit de violence familiale, qu’elle soit dans une relation intime avec quelqu’un ou une relation parent-enfant, peut invoquer ce délit ».

De plus, « la loi, la police, la preuve et les considérations pratiques nous amènent vers la conclusion selon laquelle le délit de violence familiale devrait être reconnu ».

Toutefois, Me Maur pense que la Cour suprême ne sera pas en faveur de cette solution parce qu’elle ne repose pas sur un fondement doctrinal fort, et aussi en raison de l’exception en droit de la famille.

« Je crois qu’il y a une bonne chance qu’elle sera en faveur d’un délit de contrôle coercitif », dit-elle.

« Certains ressorts aux États-Unis ont déjà ajouté le contrôle coercitif comme chef de dommage dans les demandes en matière de droit de la famille, ce n’est donc pas nouveau en Amérique du Nord ».

Peu importe la décision que rendra le plus haut tribunal, Me Hrick est d’avis que les délits ne sont que l’un des outils d’un ensemble plus important qui est nécessaire pour aborder la violence familiale efficacement.

« Bien qu’il s’agisse d’une affaire extrêmement importante, il est aussi extrêmement important d’exiger les ressources pour prévenir la violence familiale et aider les survivants de cette violence à l’extérieur du système juridique ».