Les arguments en faveur d’une semaine de travail de quatre jours
Est-il possible de ne travailler qu’une trentaine d’heures par semaine, de satisfaire notre clientèle et de générer les mêmes bénéfices? Oui, selon trois entreprises canadiennes… sous quelques réserves

Pour le personnel d’une organisation, l’intérêt de travailler 80 % de leurs heures pour 100 % de leur salaire est évident : plus de temps pour la famille, les tâches ménagères ou la salle de sport, le tout sans pénalité financière.
Selon plusieurs essais, notamment des expériences à grande échelle menées en Islande (en anglais seulement), la productivité n’en souffre pas. Les membres du personnel qui ont droit à un jour de congé dans la mesure où leurs objectifs sont atteints sont moins susceptibles de consulter les médias sociaux pendant les heures de travail. Ils et elles prennent rendez-vous pendant leur jour de congé. Et grâce à ce quotidien moins stressant, le nombre de congés de maladie demandés diminue.
Mais cette stratégie pourrait-elle fonctionner dans un secteur juridique fondé sur la culture du travail acharné et les heures facturables?
« J’ai longuement hésité », admet Leena Yousefi, fondatrice de YLaw à Vancouver.
Toutefois, dans les trois mois qui ont suivi la mise en œuvre d’un projet pilote consistant à mettre en place une semaine de travail de quatre jours en 2021, les recettes ont augmenté de 30 %. Le cabinet a également triplé d’envergure en deux ans, attiré des juristes d’expérience disposant de réseaux importants et n’a pas perdu un seul membre au profit de la concurrence.
À Goderich, en Ontario, le cabinet Ross Firm a constaté des avantages similaires. Ses revenus ont augmenté, et alors que d’autres cabinets perdaient du personnel, il n’a eu aucun mal à attirer des talents et à retenir les siens. Son équipe venait au travail en ayant fait le plein d’énergie, car elle disposait de suffisamment de temps libre pour se régénérer en se livrant à des activités enrichissantes.
« C’était incroyable », dit Quinn Ross, associé-directeur.
De même, au sein du cabinet Acheson Law de Victoria, Rajinder Sahota, associé, considère le passage à une semaine de travail de quatre jours comme « extrêmement positif ».
Mise en place
Dans ce cas, comment faire tenir cinq jours de travail en quatre? « Recrutez du personnel compétent, explique Me Sahota, et évitez la microgestion.
Si vous avez les bons talents et que vous leur faites confiance, vous devez croire en leur capacité à s’acquitter de leurs tâches », dit-il.
Selon Me Ross, une plus grande productivité personnelle permet de gagner environ la moitié du temps nécessaire. Le reste nécessite des gains d’efficacité opérationnelle. Son cabinet a adopté un logiciel de gestion de cabinet, systématisé les projets, recensé les étapes qui pouvaient être adaptées ou éliminées et veillé à ce que les tâches soient attribuées aux personnes les plus appropriées.
Des systèmes doivent également être mis en place pour assurer le fonctionnement du cabinet lorsqu’un cinquième de l’équipe (ou plus) est absent un jour donné. Chez YLaw, la plupart des membres du personnel prennent leur congé le mercredi, tandis qu’un petit contingent de personnes assure la continuité des activités. Chez Acheson Law, une approche basée sur le travail d’équipe garantit qu’il y a toujours une personne disponible pour faire avancer les dossiers.
Il est plus facile d’adopter une semaine de travail plus courte lorsque l’on ne facture pas à l’heure. Ce n’est pas un problème pour les cabinets juridiques spécialisés dans les atteintes à la personne et les recours collectifs, comme Acheson Law, qui facturent des honoraires conditionnels. Multiservice, le cabinet Ross est passé à la facturation basée sur la valeur lorsqu’il disposait de suffisamment de données pour la justifier. Cependant, le cabinet YLaw, qui se spécialise dans le droit de la famille et le contentieux, a réussi à s’imposer tout en continuant à facturer à l’heure.
Venons-en aux réserves
En réalité, à quel point ce modèle est-il viable? Après tout, les tribunaux traitent des dossiers cinq jours par semaine. Lorsqu’une affaire se conclut ou qu’une question urgente se pose, tout le monde doit être sur le pont. Et parfois, les dossiers s’accumulent.
Chez YLaw, Me Yousefi insiste sur le fait que travailler quatre jours est un privilège, et non un droit. La plupart des membres du personnel administratif peuvent en profiter pleinement, car leur travail est plus prévisible et ne comporte pas d’objectifs facturables. Les assistants et assistantes juridiques et les parajuristes peuvent travailler des semaines de quatre jours dans plus de 80 % des cas. Pour les juristes, ce chiffre tombe à 50 %, et pour les associés, il est encore plus bas.
De même, Me Ross reconnaît que les juristes de son cabinet peuvent prendre un peu de temps sur leur journée de « congé » lorsque la situation l’impose. Cependant, ils peuvent choisir de travailler aux horaires ou sur les dossiers de leur choix.
« Mon jour de congé est vendredi. Il y a peu de vendredis où je ne travaille pas, explique-t-il, mais je choisis les tâches que je souhaite accomplir. Il peut s’agir d’un dossier qui me motive, ou que je souhaite boucler parce qu’il me pèse. »
Pour Me Sahota, l’intérêt de ce modèle réside dans la possibilité de créer un emploi du temps adapté à sa famille.
« Quand je suis avec mes enfants, je ne suis pas du tout disponible. Tout le monde le sait au bureau », dit-il.
Oui, il lui arrive d’envoyer des courriels après le coucher des enfants, mais il précise qu’il s’attend à ce que la personne à laquelle il s’adresse lui réponde au moment qui lui convient.
Le changement est difficile, mais les avantages sont réels
Le passage à un modèle de semaine de quatre jours nécessite un changement culturel important, en particulier pour les juristes d’âge mûr. Mais en réalité, les longues heures de travail ne sont pas synonymes de meilleurs résultats. « Le nombre d’heures par jour et par semaine pendant lesquelles une personne peut être réellement productive est limité », explique Me Sahota.
Des enquêtes successives indiquent que le statu quo ne fonctionne pas. Selon une étude nationale sur la profession juridique menée en 2022 et financée en partie par l’Association du Barreau canadien, plus de la moitié des personnes interrogées ont fait état d’épuisement professionnel et de dépression, et ont envisagé de quitter la profession.
Par ailleurs, le Guide salarial canadien 2025 de Robert Half cite les horaires de travail flexibles et les congés payés comme les principaux avantages et bénéfices recherchés par les talents.
Il ne fait aucun doute que la mise en place d’une semaine de travail de quatre jours n’est pas chose aisée. Pour les juristes exerçant seuls ou seules ou les grands cabinets juridiques, ce n’est peut-être pas possible. (Les cabinets Acheson Law, Ross Firm et YLaw comptent de 25 à 85 membres du personnel.) Mais la création d’avantages ne nécessite pas toujours des changements radicaux.
Me Yousefi suggère de commencer par un projet pilote dans un seul service ou d’offrir quelques heures de congé par semaine plutôt qu’une journée entière.
« Il suffit de commencer à expérimenter un peu », mentionne-t-elle en soulignant qu’il n’existe pas de modèle unique. Menez des enquêtes sur le bien-être et suivez la productivité de votre personnel pour savoir ce qui fonctionne pour votre cabinet et adaptez vos mesures jusqu’à ce qu’elles vous conviennent.
Enfin, ne perdez pas de vue la situation dans son ensemble.
« La vie est courte, rappelle Me Ross. Sur votre lit de mort, vous ne regretterez pas de ne pas avoir travaillé davantage. »