Les tribunaux ont le droit de se prononcer dans les cas de recours préventif à la disposition de dérogation
La Cour d’appel de la Saskatchewan juge que rien dans la Charte ne donne aux législatures le dernier mot, ni la seule voix, quant aux limites légales aux droits

Même si le gouvernement de la Saskatchewan a invoqué la disposition de dérogation préventivement pour interdire la contestation judiciaire de sa loi rendant obligatoire le consentement parental pour les élèves de diverses identités de genre qui souhaitent utiliser des noms ou pronoms différents à l’école, les tribunaux peuvent remettre en question la constitutionnalité de cette loi.
Tel était l’avis de la Cour d’appel de la Saskatchewan cette semaine, dans une décision majoritaire à quatre contre un.
En effet, la majorité de la Cour a jugé qu’une mesure de réparation de nature déclaratoire pouvait être prononcée même s’il n’est pas possible de déclarer une telle loi inconstitutionnelle tant que dureront les cinq ans de la disposition de temporisation prévue à l’article 33 de la Charte des droits et libertés.
[Traduction] « Rien dans le reste de son texte ou de sa structure, la Charte, ou la Constitution dans son ensemble, ne permet en aucun point d’affirmer que l’idée voulant que la législature ait le dernier mot reviendrait à lui donner la seule voix au chapitre sur la question de savoir si une loi peut restreindre des droits garantis par la Charte », a écrit le juge en chef Robert Leurer pour la majorité (les italiques sont de lui).
Adam Goldenberg, associé chez McCarthy Tétrault S.E.N.C.R.L., s.r.l. à Toronto et conseiller principal de l’UR Pride Centre for Sexuality and Gender Diversity, qui a introduit l’instance de contestation, estime que l’avis de la Cour est important : la décision confirme l’importance de la protection constitutionnelle des droits tout en reconnaissant que dans notre régime constitutionnel distinct, les législatures gardent la latitude de faire appliquer les lois – même quand celles-ci empiètent sur les dispositions constitutionnelles garantissant nos droits et nos libertés civiles.
« Ce serait, dit-il, un très mauvais jour pour la protection et le respect des libertés civiles au Canada si la disposition de dérogation était interprétée comme signifiant qu’une législature peut interdire aux tribunaux de faire ce qui a toujours été leur travail, et répondre elle-même aux questions juridiques de savoir si les droits constitutionnels de la personne sont abusivement restreints ou non. »
Les gouvernements de la Saskatchewan et d’autres provinces ont adhéré à la position voulant que cette disposition accorde un tel pouvoir aux législatures. Or, la Cour a tranché sans équivoque : la disposition possède un pouvoir réel, mais elle ne saurait limiter la compétence des tribunaux en ce qui concerne les questions de droit constitutionnel portées à leur attention.
« C’est la première fois qu’une cour d’appel canadienne prononce un tel avis », constate Me Goldenberg, qui souligne que la Cour d’appel du Québec a dit le contraire dans l’affaire Organisation mondiale sikhe du Canada c. Procureur général du Québec.
Kerri Froc, titulaire de la chaire H. Robert Arscott de la Law Foundation of Saskatchewan à l’Université de la Saskatchewan, estime que la Cour suprême du Canada devra tirer au clair ces deux jugements qui se concurrencent. La Cour suprême entendra l’appel Organisation mondiale sikhe cet automne, mais il reste à savoir si le gouvernement de la Saskatchewan compte interjeter l’appel susmentionné.
« La différence entre les instances revient à la question de savoir si la disposition de dérogation autorise l’État à omettre de s’expliquer sur le plan légal », dit-elle.
« Le gouvernement est-il ainsi exempté d’avoir à répondre de ces lois? »
C’est de toute évidence ce à quoi se résume l’appel Organisation mondiale sikhe. La Cour d’appel du Québec a indiqué que l’article 33 faisait plus que simplement prescrire le fait qu’une loi continue de s’appliquer, ce qui est le sens littéral de cet article, mais qu’en substance, l’article signifierait que le tribunal n’est pas habilité à effectuer une révision judiciaire d’atteintes à l’article 2 et aux articles 7 à 15, parce que cela constituerait l’exercice d’un pouvoir politique.
Comme le souligne Me Froc, la Cour d’appel de la Saskatchewan juge que la disposition de dérogation ne permet que l’application d’une loi — elle ne change rien à la substance des droits. La compétence première du tribunal demeure la même : se prononcer sur des questions de droit.
« À mon avis, ajoute-t-elle, la Cour d’appel de la Saskatchewan est plus convaincante que la Cour d’appel du Québec dans sa décision. »
La décision saskatchewanaise n’a pas soulevé la question des protections contre l’application abusive de la disposition de dérogation, mais les gouvernements menacent plus souvent de l’appliquer. Ces protections deviendront concrètes ou non selon ce que la Cour suprême décidera dans l’affaire Organisation mondiale sikhe.
L’affaire UR Pride retourne à présent devant la Cour du Banc du Roi de la Saskatchewan, auprès de laquelle le groupe continuera de solliciter la mesure de réparation de nature déclaratoire pour faire déclarer la loi inconstitutionnelle, loi qu’il conteste aussi en affirmant qu’elle inflige des traitements ou peines cruels et inusités contrevenant à l’article 12 de la Charte.
« Nous allons plaider toutes les questions ensemble », annonce Me Goldenberg, soulignant que si la Cour donne raison à son client sur la question des traitements ou peines cruels et inusités, la loi de la province sera dès lors inopérante, puisque la disposition de dérogation n’a pas été invoquée en lien avec l’article 12.
« S’il n’obtient gain de cause qu’au sujet des droits garantis aux articles 7 à15, alors cela dépend de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, qui pourrait déclarer que la loi restreint ces droits de façon abusive. »
Pour sa part, Me Froc estime que la contestation fondée sur l’article 12 risque d’être difficile à plaider sans dossier ni faits clairement établis se rapportant à un seul demandeur. La question reposera sur des hypothèses, ce qui n’est jamais aussi convaincant que des faits aux yeux du tribunal.
« Cela dit, quand il s’agit de mineurs et qu’il y a un danger potentiel pour leur sécurité, il se peut que le tribunal soit compréhensif », dit-elle.
« Mais le fait demeure qu’on n’a ni les données ni les sociologues pour dire dans quelle mesure cela pose problème. »
Ga Grant, conseillère en contentieux de la Civil Liberties Association de la Colombie-Britannique (BCCLA), laquelle est intervenue dans le dossier, rappelle que la majorité des juges a été d’accord avec l’Association pour dire que le libellé de l’article 33 devrait autoriser les tribunaux à prononcer une mesure de réparation de nature déclaratoire. Dans ce cas-ci, la Cour a aussi admis d’autres recours.
La BCCLA a fait valoir que, si le gouvernement invoque la disposition de dérogation pour porter atteinte à des droits constitutionnels, le tribunal dispose d’autres pouvoirs pour garantir la responsabilisation du gouvernement, y compris des recours prévus à la Charte sans lien avec l’article 33.
« Cette disposition ne dit pas que les gens n’ont aucun recours, explique Me Grant. Il est important pour le public d’avoir accès aux tribunaux et aux révisions judiciaires quant à savoir s’il y a atteinte à des droits prévus à la Charte. »
« Espérons que, dans ce dossier, on verra les tribunaux reconnaître le préjudice subi par les jeunes personnes trans et de diverses identités de genre, comme ils l’ont fait dans l’injonction provisoire », ajoute-t-elle.
La Cour suprême du Canada va bientôt entendre l’appel Organisation mondiale sikhe, et Me Grant souhaite que cet arrêt donne des précisions sur les limites d’application de la disposition de dérogation relativement à d’autres parties de la Charte.
« Voilà des questions sur lesquelles la Cour ne s’est pas encore penchée, et c’est pourquoi j’espère qu’elle va montrer la voie en posant des limites dans notre structure constitutionnelle, en préservant l’accès à la mesure de réparation de nature déclaratoire ou à d’autres recours et en soulignant l’importance de maintenir notre démocratie. »
Cee Strauss, avocat·e principal·e au Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes (FAEJ), qui a aussi fait une intervention dans l’affaire, estime que la réparation de nature déclaratoire est importante, parce que la reconnaissance judiciaire de la discrimination est une valeur en soi.
« Dans notre mémoire, dit-iel, nous avons fait valoir qu’une déclaration de la Cour en l’espèce servirait à reconnaître publiquement l’expérience vécue de jeunes lésés dans leurs droits. »
« Cette forme de reconnaissance judiciaire est très importante en pareil contexte, où de jeunes transgenres se trouvent discrédités à tort dans la narration de leurs propres identités et de la discrimination vécue. »
De plus, la réparation de nature déclaratoire informe le grand public qu’une loi est discriminatoire.
« Si, au bout du compte, la question de la disposition de dérogation doit être jugée aux urnes par les électeurs, à qui il reviendra de prendre cette décision, il faudra alors que le public, afin de savoir pour qui voter, ait accès à une analyse rigoureuse des effets des lois sur les droits », résume Me Strauss.
« La Cour d’appel est d’accord avec nous sur ce point. »