Entretien avec David Lametti
Le magazine ABC National s’est entretenu avec le ministre de la Justice et procureur général du Canada avant son discours à l’Assemblée générale annuelle de l’ABC.
ABC National : Tout d’abord, une question au sujet de la pandémie. En tant que ministre de la Justice, lorsque vous pensez aux mesures envisagées par les gouvernements de tout ordre, de la vaccination obligatoire aux interdictions de voyager, à quel point est-il difficile de déterminer si le gouvernement est autorisé à faire ce qu’il souhaite faire?
David Lametti : Eh bien, c’est un exercice difficile, mais nécessaire. Cela fait partie du rôle, principalement celui de procureur général, mais aussi celui de ministre de la Justice puisqu’il participe à l’élaboration des politiques. Il faut tout évaluer. La première question est de savoir si on a la compétence pour agir, si on dispose des lois appropriées et des pouvoirs appropriés en matière de décrets. Et puis il y a la question des droits. L’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit le droit à la sécurité de la personne, est l’exemple le plus évident. Cet article concerne l’obligation vaccinale, les quarantaines, toutes sortes de choses. Concernant la frontière, il faut se demander : porte-t-on atteinte au droit à la protection contre la détention arbitraire? Il faut examiner l’étendue de ces droits et les comparer à l’article premier de la Charte, qui autorise des limitations raisonnables dans le cadre d’une société libre et démocratique. Pendant une pandémie, qui est par définition temporaire, il faut tenter de maintenir cet équilibre, à la lumière des meilleures données disponibles, dans la mise en œuvre des politiques de santé – qu’il s’agisse de limiter la propagation du virus ou de protéger la capacité du système de santé à dépister les cas et à traiter les personnes hospitalisées.
N : Qu’en est-il de la frustration de la population à l’égard de certaines de ces mesures?
DL : Il est vrai que la situation s’étire. Je comprends la frustration. Je suis moi-même frustré et fatigué. Et c’est sans compter l’impact économique. J’ai conscience de tout cela. Cela étant dit, la nature du virus évolue et la nature de notre réponse a évolué. Notre approche aujourd’hui n’est pas la même qu’il y a deux ans, dix-huit mois ou douze mois. Nous devons continuer d’examiner les meilleures données dont nous disposons et de prendre les meilleures mesures que nous pensons pouvoir justifier sur le plan des droits.
N : Vous avez d’autres projets législatifs au menu. Nous aimerions connaître votre avis sur la Loi sur la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui est maintenant en vigueur. Elle exige notamment du gouvernement qu’il fasse rapport chaque année des progrès réalisés dans sa mise en œuvre. À long terme, qu’espérez-vous voir se réaliser?
DL : Cette démarche demandera beaucoup de temps, mais elle aura un impact aussi grand et positif sur l’histoire du Canada que la Charte des droits et libertés. Je crois que le document deviendra l’un des documents fondamentaux dans la constellation de nos documents constitutionnels et quasi constitutionnels, dont le rôle est crucial. La Déclaration sur les droits des peuples autochtones ne sera pas moins que cela. Dans cinq, dix, vingt ou trente ans, nous verrons la société canadienne se transformer pour le mieux et remplir la promesse d’un monde dans lequel Autochtones et non-Autochtones cohabitent sur la base de principes non coloniaux. Je ne me fais pas d’illusions sur la difficulté de l’entreprise. Nous devrons nous montrer ouverts à de nouvelles possibilités, ouverts à la collaboration, et à l’écoute. C’est une chose que, bien honnêtement, les Canadiens non-Autochtones n’ont jamais eu à faire jusqu’à maintenant. Mais nous avons commencé à travailler à établir la confiance et la relation. Nous avons demandé aux leaders autochtones de définir ce que la Déclaration signifie pour eux. Nous allons travailler à l’élaboration d’un plan d’action avec différents groupes de leaders autochtones au Canada, car il n’y a pas de symétrie dans ces structures. Nous avons renforcé notre capacité à interagir avec les Autochtones au sein du ministère de la Justice. Nous devrons examiner tout ce que nous faisons comme gouvernement et nous demander : que dit la Déclaration à ce sujet?
N : Vous veillerez donc à ce que les projets de loi soient conformes à la Déclaration sur les droits des peuples autochtones. Mais qu’en est-il des lois existantes?
DL : Nous devrons les examiner aussi et élaborer des plans d’action avec les leaders autochtones afin de déterminer ce qui doit être modifié. Cela signifie-t-il que nous devrons abandonner la Loi sur les Indiens? Peut-être. Notre politique jusqu’à maintenant a été de permettre aux nations autochtones d’abandonner la Loi sur les Indiens quand elles se sentaient prêtes à le faire. À mon avis, le processus de mise en œuvre de la Déclaration amènera beaucoup de Premières Nations et de Métis à décider que la Loi sur les Indiens ne les concerne plus et qu’il faut aller au-delà. Et nous les accompagnerons dans cette démarche.
N : Vous avez signé récemment une entente avec la Colombie-Britannique en vue d’établir une stratégie en matière de justice applicable aux Autochtones. Quels sont vos espoirs à ce sujet? Et pensez-vous que cette entente servira de modèle ailleurs au pays?
DL : Vous oubliez notre partenaire le plus important : le First Nations Justice Council. Car il s’agit d’une entente tripartite. Mais en effet, il est possible que cette entente serve de modèle pour d’autres régions et d’autres contextes. Et si cela s’avérait être le cas, ce pourrait être transformateur. Nous investissons dans des centres de justice autochtones qui offriront un ensemble exhaustif de services aux Autochtones qui entrent en contact avec le système judiciaire. Cela signifie traiter les vrais problèmes (pauvreté, aliénation, traumatisme intergénérationnel, dépendance) avec des mesures de soutien appropriées, ancrées dans la communauté, les traditions et la normativité autochtones. Nous y voyons un moyen de répondre à la tragédie et à la honte de l’incarcération à outrance des Autochtones dans notre système. Nous prévoyons d’obtenir ainsi de meilleurs résultats, des résultats plus holistiques. Nous proposons également un modèle de centres de justice communautaire, qui pourrait être tout aussi transformateur, dans le cadre duquel nous finançons des projets pilotes axés sur les Canadiens noirs.
N : Vous avez déposé le projet de loi C-5, qui vise à abroger les peines minimales obligatoires pour les infractions en matière de drogue et certaines infractions relatives aux armes à feu. Mais bon nombre de ces peines seront conservées. Que répond votre gouvernement à ceux qui vous reprochent de ne pas être allé assez loin dans la lutte contre l’incarcération excessive des Noirs et des Autochtones?
DL : Il s’agit d’une première étape. Je suis, de mémoire, le premier des ministres de la Justice à révoquer des peines minimales obligatoires. Nous avons ciblé des infractions précises qui contribuent à la surreprésentation des Autochtones et des Noirs dans le système de justice pénale. Nous rétablissons par ailleurs les possibilités d’ordonnances de sursis, ce qui nous donne l’occasion d’avoir recours à des rapports Gladue, aux centres de justice communautaire ou à des centres de justice autochtone pour permettre aux juges de déterminer une peine tout en lui permettant de garder quelqu’un en dehors du système de justice pénale. Ces deux mesures combinées représentent un grand pas en avant et, avec les programmes de déjudiciarisation des infractions en matière de drogue, qui forment la troisième partie du projet de loi. Cette approche nous permettra de réduire le nombre d’incarcérations, et je crois que les gens se feront à l’idée que les peines minimales obligatoires ne fonctionnent pas. Il existe toujours des peines maximales grâce auxquelles certains délits continueront d’être traités comme ils doivent l’être. Nous avons touché à très peu de crimes, nous n’avons pas touché, par exemple, aux homicides ni aux agressions sexuelles. Et nous n’avons pas non plus touché à la conduite en état d’ébriété, pour laquelle la population réclame haut et fort des peines très sévères.
N : Un projet de résolution, qui sera déposé à notre Assemblée générale annuelle, demande à l’ABC d’envisager de nouvelles approches pour aider les Canadiens et Canadiennes à revenu moyen ou faible à obtenir un réel accès aux services juridiques en matière civile. Que peut faire le gouvernement fédéral pour contribuer à la modernisation de nos systèmes de justice?
DL : Lors de la précédente législature, nous avions déposé un projet de loi, le projet de loi C-23, qui était le résultat direct de la pandémie et des appels de mes homologues provinciaux qui demandaient que l’on facilite les procédures à distance – tout en garantissant l’équité envers les accusés et autres parties. Et nous avons promis de déposer de nouveau ce projet de loi. Nous travaillons par ailleurs avec les provinces à améliorer l’accès à la justice, que ce soit en rendant plus efficace l’aide juridique en matière criminelle et l’aide juridique aux immigrants et aux réfugiés, ou en soutenant des projets pilotes visant à mettre sur pied des tribunaux spécialisés dans les agressions sexuelles, ou d’autres types de tribunaux spécialisés, par une réforme du droit de la famille – par exemple, en offrant un meilleur accès à la médiation ou en forçant la conciliation dans le cadre de la Loi sur le divorce. Nous sommes toujours disposés à travailler avec les provinces pour améliorer l’accès à la justice dans tous les domaines. Et en tant que ministre de la Justice, j’essaie toujours d’obtenir des ressources pour améliorer l’aide juridique et d’autres aspects de l’accès au système de justice.
N : Des efforts ont été déployés ces dernières années pour que notre magistrature reflète mieux la diversité canadienne, et le gouvernement actuel a réalisé des progrès à ce chapitre. Néanmoins, certains reprochent au processus de candidature pour devenir juge de constituer un obstacle à cet égard et de désavantager les candidats racialisés, qui finissent par renoncer à postuler. Que répondez-vous à cela?
DL : Nous avons entendu cette critique. Et nous leur répondons. Nous avons mis en place des comités consultatifs pour la magistrature, que nous essayons de rendre représentatifs et diversifiés, pour évaluer les demandes dans les provinces et territoires et à la Cour fédérale. Ils me présentent des listes de candidates et de candidats vivement recommandés parmi lesquels je peux nommer des juges. Il s’agit d’un processus rigoureux. Depuis que notre gouvernement est au pouvoir, 52 % des personnes qui ont été nommées ou promues étaient des femmes. Nous avons augmenté la représentation de différents groupes en quête d’équité : Canadiens racialisés, Canadiens LGBTQ2+, Canadiens autochtones. Mais le problème n’est pas réglé pour autant. Une partie de la solution consiste à s’assurer que nos comités consultatifs pour la magistrature savent que nous ne recherchons pas un profil unique, mais une diversité de profils. Certains juristes, qui se sont mis au service de leur communauté, passent beaucoup de temps à conseiller et peu de temps à plaider devant les tribunaux. Comment nous assurer que nous n’avons pas de parti pris inconscient contre ces groupes, qui ne passent pas autant de temps que les autres devant les tribunaux ou ne sont pas autant en contact avec les juges dans le système judiciaire? Ils ne rendent pas moins de précieux services à leur communauté – et bon nombre d’entre eux feraient d’excellents juges.
N : Il semble y avoir chaque année une nouvelle technologie qui bouleverse la façon dont nous communiquons. Et c’est l’une des priorités de votre gouvernement de mettre à jour les lois sur la protection des renseignements personnels en ligne. Doit-on s’attendre à une version remaniée du projet de loi C-11, mort au Feuilleton avec les élections, ou s’agira-t-il essentiellement du même projet de loi?
DL : C’est un domaine auquel je me suis particulièrement intéressé tout au long de ma carrière, tant à titre d’universitaire qu’aujourd’hui. Vous avez raison de dire que la technologie change constamment. Et comme gouvernement, nous devons tâcher d’y adapter notre gouvernance, et notamment la protection des renseignements personnels des citoyens. Nous avons effectivement présenté le projet de loi C-11 à la dernière législature, qui ciblait les renseignements personnels détenus au Canada par des acteurs privés. Nous avons promis de déposer un projet de loi similaire sur la protection des renseignements personnels, qui apporterait aussi des changements au Commissariat à la protection de la vie privée. Je ne peux pas dire ce que nous allons présenter, car ce serait une atteinte au privilège parlementaire. Mais nous avons promis de présenter un projet de loi similaire à C-11 si nous revenions au gouvernement. Pour ce qui relève de ma compétence, il reste la Loi sur la protection des renseignements personnels, qui concerne les renseignements détenus par l’État. Il s’agit d’une priorité et nous menons actuellement des consultations à cet égard.
Cette entrevue a été abrégée aux fins de publication.