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Adoption de garde-fous contre la disposition de dérogation

Un nouveau projet de loi du Sénat vise à rendre plus difficile la dérogation aux droits et libertés fondamentaux des Canadiens

Guardrails along a highway
iStock/jxfzsy

Un nouveau projet de loi du Sénat rendrait « plus difficile, mais pas impossible » pour le Parlement d’utiliser la disposition de dérogation pour passer outre aux droits fondamentaux garantis en vertu de la Charte des droits et libertés.

Présenté par le sénateur de l’Ontario, Peter Harder, le projet de loi S-218 énonce les exigences suivantes pour toute loi fédérale qui invoque la disposition de dérogation :

  • La disposition doit être déposée devant la Chambre des communes par un ministre du gouvernement.
  • La Cour suprême du Canada devrait déterminer si la loi prime sur des droits fondamentaux.
  • La disposition exigerait l’adoption d’une super majorité des deux tiers des députés de la Chambre des communes, d’au moins deux partis.

Dans un discours au Sénat, M. Harder a souligné que l’Association du Barreau canadien a également proposé de dresser des garde-fous pour toute utilisation de la disposition de dérogation. L’ABC a appelé à interdire son utilisation préventive, proposant « une consultation publique significative et transparente » et un préambule expliquant la nécessité de la dérogation.

« Ces propositions de lignes directrices se trouvent toutes dans le projet de loi S-218 », a rappelé M. Harder.

La présidente de l’ABC, Lynne Vicars, a confirmé dans une déclaration que l’association appuie, sur le principe, l’objectif du projet de loi.

« Exiger une plus grande transparence, et des délibérations plus approfondies, avant d’invoquer la disposition de dérogation contribuerait à protéger les droits fondamentaux, à renforcer la confiance du public dans nos institutions juridiques et à limiter les recours à l’article 33, qui pourraient avoir pour effet de passer outre aux protections garanties par la Charte au détriment de la population canadienne et, en particulier, au détriment des personnes et des communautés marginalisées ou opprimées, a-t-elle dit. Nous sommes impatients d’avoir l’occasion de formuler des commentaires constructifs sur les dispositions spécifiques du projet de loi lorsqu’il sera examiné en comité. L’ABC demeure déterminée à défendre la primauté du droit, à protéger les droits fondamentaux et à promouvoir un dialogue constructif sur les limites du pouvoir législatif dans une démocratie constitutionnelle. »

M. Harder a déclaré à la Chambre rouge que son initiative était motivée par Pierre Poilievre, qui avait l’intention d’utiliser la disposition de dérogation si son Parti conservateur avait formé le gouvernement afin de s’assurer que plusieurs meurtriers meurent en prison.

M. Poilievre a mentionné spécifiquement le cas d’Alexandre Bissonnette, qui a plaidé coupable à l’assassinat de six hommes dans une mosquée de Québec en 2017. La Couronne a demandé qu’il soit inadmissible à la libération conditionnelle pendant 150 ans, soit 25 ans pour chaque assassinat. Le gouvernement conservateur de Stephen Harper avait modifié le Code criminel afin d’accorder aux juges chargés de la détermination de la peine le pouvoir, en vertu de l’article 745.51, d’imposer des périodes consécutives d’inadmissibilité à la libération conditionnelle pour chaque meurtre.

Le juge qui a prononcé la peine a refusé, condamnant Alexandre Bissonnette à une peine d’emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle avant 40 ans. Cette décision a été annulée par la Cour d’appel du Québec, qui a fixé son admissibilité à l’appel à 25 ans, une décision que la Cour suprême du Canada a confirmée. En cours de route, l’article 745.51 a également été jugé inconstitutionnel pour manquement à l’article 12 de la Charte, car il s’agirait d’une peine cruelle et inusitée.

À ce jour, le Parlement n’a jamais utilisé la disposition de dérogation pour annuler des droits garantis par la Charte.

Cependant, plusieurs provinces l’ont fait, dont le Québec, le Yukon, l’Ontario, le Nouveau-Brunswick et l’Alberta. Dans certains cas, la disposition a été utilisée de manière préventive, dans d’autres, des projets de loi ont été proposés et adoptés, puis révoqués par la suite.

Wade Pozionka, président de la Section du droit constitutionnel et des droits de la personne de l’ABC, affirme que la nécessité de limiter l’utilisation de la disposition de dérogation est « plus à l’avant-plan des préoccupations à cause de Donald Trump », alors que le président américain défie et ridiculise les juges de son pays qui se prononcent contre ses actions à la légalité douteuse.

L’ancien président des États-Unis Bill Clinton a averti que les tribunaux pourraient ne pas résister, car Donald Trump mine des institutions fondatrices, intimide des cabinets juridiques et des universités, étouffe des médias et menace de destituer des juges.

« Il y a cinq ans, je n’aurais jamais pensé que des politiciens feraient ce genre de choses », dit Me Pozionka.

Il craint que la disposition de dérogation puisse être utilisée plus largement pour annuler des protections visant les Canadiens en vertu de la Charte.

« C’est un mécanisme qui peut l’emporter sur les droits des gens. »

Le projet de loi S-218 ne s’appliquerait qu’à l’utilisation de l’article par le Parlement.

Me Pozionka croit qu’il faudrait une modification constitutionnelle en vertu de l’article 38 de la Charte, qui exige qu’au moins les deux tiers des provinces, soit 50 % de la population canadienne, modifient l’article 33 pour les provinces.

« Ça ne se produira tout simplement pas, dit-il. Nous espérons simplement que ce sera le début d’une discussion nationale. »

La disposition de dérogation prévoit ce qui suit : « Le Parlement ou la législature d’une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d’une disposition donnée de l’article 2 ou des articles 7 à 15 de la présente Charte. »

La dérogation a été le compromis qui a permis à toutes les provinces, sauf le Québec, de s’entendre pour inclure une charte nationale des droits dans la Loi constitutionnelle de 1982 du Canada.

Ironiquement, le Québec est le principal utilisateur de l’article 33, que le gouvernement du premier ministre François Legault a rebaptisé la « souveraineté parlementaire » du Québec.

L’article 33 a rapatrié la Constitution canadienne du Parlement britannique de Westminster. M. Harder dit que l’ancien premier ministre Pierre Elliot Trudeau, qui a été à l’origine du rapatriement de la Constitution, avait exprimé sa frustration d’être contraint d’accepter une disposition permettant aux gouvernements de diminuer des droits fondamentaux.

Errol Mendes, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et spécialiste en droit constitutionnel, est d’avis qu’un gouvernement conservateur sous Pierre Poilievre aurait mené à une « mort lente de la Charte ».

Il concède que, bien que le projet de loi S-218 puisse échouer et qu’une modification constitutionnelle pourrait ne pas avoir lieu, « il doit y avoir une discussion publique » sur l’utilisation de la dérogation.

Me Mendes suggère que les provinces pourraient s’inspirer de la loi fédérale rendant l’utilisation de l’article 33 plus difficile. Il pense aussi que de premiers ministres, notamment la première ministre du Nouveau-Brunswick, Susan Holt, pourraient vouloir imiter le gouvernement fédéral.

Alors qu’elle était dans l’opposition, Mme Holt a demandé au premier ministre de l’époque, Blain Higgs, de s’engager à ne pas utiliser la disposition de dérogation dans un projet de loi qui exigeait le consentement des parents pour que les enseignants utilisent le nom et le pronom choisis par l’élève si celui-ci avait moins de 16 ans.

M. Higgs n’a pas invoqué l’article 33 pour le projet de loi controversé, et Mme Holt, en tant que première ministre, a supprimé la restriction.

L’année dernière, M. Higgs a également évoqué l’utilisation de la disposition pour une loi qui aurait forcé les personnes souffrant d’une dépendance grave à recevoir des traitements contre leur gré.

Anaïs Bussières McNicoll, directrice du programme des libertés fondamentales de l’Association canadienne des libertés civiles, partage les craintes de Me Pozionka et de M. Mendes selon lesquelles la disposition de dérogation pourrait défaire la Charte.

« Que représentent les droits fondamentaux si le gouvernement peut les ignorer? »

Tout le monde n’est pas inquiet. Cependant, Stéphane Sérafin, professeur agrégé de droit à l’Université d’Ottawa, affirme que l’inclusion de l’article 33 dans la Loi constitutionnelle de 1982 du Canada est « un assez bon compromis ».

À son avis, la « disposition de réexamen » de cinq ans, qui exige la réadoption de tout projet de loi utilisant la disposition de dérogation, est une garantie suffisante.

M. Sérafin se demande si une procédure prévue à l’article 38 devrait être nécessaire pour atteindre les objectifs du projet de loi S-218.

« Il n’y a aucune raison à cela », dit-il, ajoutant que le projet de loi de M. Harder « pourrait facilement être modifié par une autre loi du Parlement », point de vue que rejette M. Harder.