La voie difficile vers une relance verte
Pas facile dans un monde ébranlé par une pandémie et divisé quant à la manière de répondre au réchauffement de la planète.
Nous sommes aux premières loges, ici au Canada, pour nous en rendre compte alors que les récentes discussions au sujet d’un plan de reprise écologique ambitieux ont largement été mises en veilleuse. Le nombre croissant de cas de COVID-19 dans tout le pays a forcé le gouvernement fédéral à recentrer son attention sur la crise sanitaire et sur les besoins économiques plus immédiats.
Ce n’est pas dire que le discours du Trône du mois dernier ne contenait pas quelques mesures dédiées à l’environnement. Il comportait un engagement à créer des milliers d’emplois dans les rénovations écoénergétiques, à faire des dépenses concernant les véhicules zéro émission, à la création d’un nouveau fonds pour stimuler les investissements et les emplois dans le secteur des technologies vertes. Il envisage en outre de réduire de moitié les impôts sur les sociétés pour les entreprises manufacturières écologiques.
Pendant ce temps, un arrêt de la Cour suprême du Canada sur la constitutionnalité du mécanisme fédéral de tarification du carbone pourrait se faire attendre encore plusieurs mois. Le mois dernier, la Cour a tenu des audiences à l’égard de trois renvois provinciaux, ceux de la Saskatchewan, de l’Ontario et de l’Alberta.
Même si la haute cour tranche en faveur du gouvernement fédéral, Yves Giroux, le directeur parlementaire du budget (DPB), a récemment rappelé que le Canada n’atteindra pas les objectifs de réduction des émissions de gaz à effets de serre qu’il s’est fixés aux termes de l’Accord de Paris sans considérablement augmenter la taxe carbone au cours des dix prochaines années.
« Nous n’allons pas pouvoir garder le même style de vie sans s’attaquer à la crise des changements climatiques de façon véritablement exhaustive, c’est la réalité à laquelle nous sommes confrontés », dit Risa Schwartz, avocate spécialisée en commerce international et en droit de l’environnement, qui était ravie d’entendre parler d’emplois écologiques, mais est d’avis que le discours du Trône n’est pas allé assez loin. « Je n’ai pas vu ça. Cela aurait dû être intégré dans chacun des engagements. »
La mise à jour économique et le budget comporteront peut-être des éléments supplémentaires. Cependant, Me Schwartz voudrait que le Canada conçoive quelque chose qui se rapproche davantage du Pacte vert pour l’Europe ou du point de vue de Joe Biden sur le Green New Deal (nouveau pacte vert) aux États-Unis.
« J’aimerais voir un plan exhaustif qui indiquerait comment nous allons dorénavant traiter les changements climatiques, pas un simple ensemble d’objectifs et d’espoirs d’atteindre la neutralité en carbone d’ici 2050. Il est déjà manifeste que c’est trop tard. Je veux savoir ce que nous allons faire au cours des dix prochaines années et comment nous allons radicalement réduire les émissions. »
Maria Panezi, professeure adjointe de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick qui centre ses recherches sur le droit des interactions entre les stratégies nationales de lutte contre les changements climatiques et les lois de l’Organisation mondiale du commerce, dit que l’approche adoptée par le Canada doit pénétrer les marchés plus profondément. Non seulement elle doit comporter une tarification du carbone, mais elle doit inclure une élimination graduelle des combustibles fossiles et une transition vers d’autres emplois pour les personnes qui travaillent dans ce secteur. Elle doit orienter les consommateurs vers des produits à moins forte intensité carbonique et vers un solide programme de recyclage qui vise à une élimination graduelle des autres produits. L’approche canadienne doit aussi inclure la participation des populations autochtones qui seront les premières victimes des changements climatiques en raison des lieux où elles résident.
Pendant ce temps, le Canada pourrait bientôt se trouver à une croisée des chemins environnementaux. La mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, soit l’imposition de tarifs plus élevés aux produits provenant de pays qui ne se conforment pas à des normes environnementales précises, gagne en popularité (disponible uniquement en anglais). L’Union européenne, avec son objectif de réduction de moitié des émissions des gaz à effets de serre des pays membres au cours des dix prochaines années, envisage de prélever des taxes sur leurs importations de produits issus d’une production à forte intensité en carbone.
Au Sud de la frontière, l’élection du mois de novembre pourrait se traduire par l’entrée en fonction d’une nouvelle administration impatiente de mettre en œuvre un plan ambitieux pour lutter contre les changements climatiques. En revanche, si Donald Trump est réélu, les États-Unis n’avanceront probablement pas du tout dans ce domaine. Ces deux scénarios placent le Canada dans une situation difficile.
« Les tarifs écologiques vont être synonymes de pression », dit l’ancien premier ministre du Québec, Jean Charest, qui a été ministre fédéral de l’environnement dans le gouvernement progressiste-conservateur de Brian Mulroney et est maintenant associé dans le cabinet McCarthy Tétrault à Montréal.
« Nous faisons partie des cinq premiers pays du monde dont le PIB est le plus dépendant du commerce. Si nous pénétrons dans cette zone, le Canada court un grand risque. Les ressources constituent une grande partie de nos exportations, qu’il s’agisse de l’agroalimentaire, du bois d’œuvre ou de l’énergie. Nous serions vraiment bien avisés de ne pas perdre notre objectif de vue, et d’être très vigilants face à ce genre de mesures. »
Maria Panezi dit que le Canada aurait pu être plus proactif en mettant en œuvre un système de tarification du carbone à l’échelle nationale et en adoptant son propre régime d’ajustements carbone aux frontières. Il est encore temps de coordonner nos efforts avec l’Europe en ce qui a trait aux tarifs transfrontaliers, dit-elle. Ainsi, les sociétés paieraient pour le carbone à l’intérieur des frontières, ce qui ferait circuler les fonds dans l’économie canadienne pour aider les provinces et territoires à réaliser la transition vers une économie plus écologique au lieu de « financer » la transition européenne.
« Pourquoi ne pas agir intelligemment à ce propos et prendre les devants, dit Maria Panezi. L’imposition d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (ici) indiquera aux autres marchés majeurs que cela n’est pas unilatéral. Cela déclenchera alors une nouvelle série de négociations à un niveau donné […] avec d’autres économies auxquelles il est demandé de faire de même. »
Alors que d’aucuns soutiennent que le Canada n’a d’autre choix que de suivre l’Union européenne ou se joindre à elle, Jean Charest dit que cela serait contre-productif. Chris Cochlin, associé dans le cabinet Cassidy Levy Kent, ajoute que cela en reviendrait à accepter l’imposition unilatérale de tarifs par l’Union européenne. Certes, ces tarifs pourraient être plus méritoires que ceux des États-Unis visant l’acier et l’aluminium canadiens, mais du point de vue du concept, c’est du pareil au même.
« Peu de pays verront d’un bon œil une Union européenne qui ferait cavalier seul et déclarerait "voilà ce que nous allons faire, que cela plaise ou non". Ce que le Canada souhaiterait certainement, c’est un cadre multilatéral fondé sur des règles qui implique la participation de tous aux négociations et leur acceptation d’un régime. »
Le Canada doit aussi être réaliste : son plus important partenaire commercial n’est pas l’Europe, mais les États-Unis, vers lesquels presque 80 % des exportations sont acheminées et dont un tiers de notre PIB dépend.
« Il faut traiter avec le client numéro un », dit Mark Warner, avocat spécialisé en droit du commerce canadien et américain. « Nous subirons des pressions pour collaborer avec l’Europe, mais quoi que nous fassions, il faudra le faire de manière à préserver notre capacité à composer avec les États-Unis quoi qu’il arrive. »
Mark Warner doute que la taxe frontalière de l’Union européenne se concrétise avant longtemps. Cependant, si Joe Biden est élu, des pressions seront probablement exercées sur son administration pour qu’elle suive cette voie, dit-il. Il pourrait aussi y avoir une possibilité pour le Canada de discuter des possibles modalités des mécanismes d’ajustement carbone aux frontières. Il avertit toutefois que les Démocrates pourraient contrôler le Congrès. « Je pense que nous découvrirons que nous n’avons pas autant d’amis au Congrès que les Canadiens et Canadiennes se plaisent à imaginer, dit-il. Sur des questions commerciales, les Démocrates tendent à être plus protectionnistes. »
Aussi alléchants qu’ils puissent être, les mécanismes d’ajustement carbone aux frontières sont difficiles à gérer du point de vue technique. Jean Charest préfère une approche plus simple telle qu’une taxe sur le carbone judicieusement conçue et appliquée uniformément. Il renvoie à l’Accord de Paris dont était absente toute idée de taxe sur le carbone au tout début, mais dans lequel elle a fini par être insérée. Jean Charest, l’un des architectes du système de plafonnement et d'échange entre le Québec et la Californie, ajoute que les conservateurs en matière fiscale devraient appuyer le recours à des instruments économiques pour régler les enjeux environnementaux. Après tout, c’est une idée conservatrice, dit-il.
Il renvoie au Protocole de Montréal (site disponible uniquement en anglais) qui demeure le traité environnemental le plus réussi du monde. Conçu sous l’égide du Canada dirigé par le gouvernement de Brian Mulroney, c’était le premier accord à faire la distinction entre les pays développés et les pays en développement, et à présenter des calendriers de mise en œuvre différents.
« L’administration Reagan l’a appuyé en raison de l’utilisation des instruments économiques, dit Jean Charest. Il nous faut retourner à ce niveau de dialogue pour pouvoir avoir une réelle discussion fructueuse et sensée au lieu d’avoir recours à une avalanche de slogans qui, franchement, finit par être vraiment décevante. »
L’année à venir dira si les mécanismes d’ajustement carbone aux frontières tiennent la route. Pour le moment, les gouvernements se focalisant sur la deuxième vague de COVID-19, toute autre nouvelle dépense pourrait sembler insensible aux contribuables.
Au-delà de ça, selon Jean Charest, une nouvelle approche potentiellement plus productive voit le jour au Canada, à commencer par une activité accrue en matière de recherche et de développement visant à réduire l’empreinte carbone du secteur des sables bitumineux.
« Pour être juste envers le secteur, il y a une montagne de travail qui s’est fait, dit-il. Croyez-moi, ils comprennent pertinemment bien les enjeux. »
La technologie pour le captage et le stockage de carbone recèle aussi quelques promesses, dit-il. En février, le gouvernement fédéral a annoncé son intention de lancer un plan d'action pour les petits réacteurs modulaires pour aider à alimenter en énergie les industries lourdes situées dans des communautés éloignées.
« L’hydrogène et également intéressant et il semble que le gouvernement fédéral va établir un programme majeur dans ce domaine », dit Jean Charest. La stratégie pour le gaz naturel récemment annoncée par l’Alberta a également identifié l’hydrogène comme une possibilité naissante.
Quant au mécanisme de tarification du carbone, Jean Charest dit qu’il est trop tard. Cependant, il faut retourner au point de départ pour que toutes les provinces participent. Conçu correctement, ce mécanisme pourrait aider à réduire la consommation et orienter vers des sources à moins forte intensité carbonique, dit-il.
Alors que les pressions pour le changement viennent de toutes parts, ce n’est pas le gouvernement qui tient la barre. Qui plus est, les dispositions portant sur l’environnement contenues dans des accords commerciaux comme l’AECG et l’ACEUM ont des répercussions limitées. En ce moment, c’est le marché qui est aux commandes, selon Janet Bobechko, associée principale et spécialiste agréée en droit de l’environnement dans le cabinet Norton Rose Fulbright.
« Y aura-t-il un cadre législatif? Probablement, à un moment donné. Nous constatons des petites miettes. Concrètement, ce sont le capital et les investissements qui jouent le plus grand rôle. »
Les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), qui permettent d’évaluer le chemin parcouru par les entreprises vers la durabilité, sont de plus en plus fréquemment utilisés pour fonder la prise de décisions connexes aux investissements. Les investisseurs et clients font pression pour une responsabilisation, reddition de compte et transparence accrue quant aux répercussions des activités commerciales.
Les gens ont commencé à parler de ces questions il y a dix ans, mais Janet Bobechko dit que les discussions au sujet de la viabilité des entreprises ont vraiment pris de l’ampleur au cours des derniers mois.
En janvier, Laurence Fink, fondateur et directeur général de BlackRock, l’une des sociétés de gestion des investissements les plus importantes du monde, a annoncé qu’il plaçait la durabilité environnementale au cœur de ses décisions quant aux investissements (article disponible uniquement en anglais). Le même mois, le Forum économique mondial (FEM) publiait son rapport intitulé 2020 Global Risk Report (non traduit en français), qui identifiait les changements climatiques comme le facteur ayant le plus de probabilités d’avoir des répercussions économiques mondiales. En septembre, le FEM a publié un ensemble de mesures et de divulgations universelles ESG (disponible uniquement en anglais) pour mesurer le degré de capitalisme des intervenants.
En août, Mark Carney, ancien gouverneur de la Banque du Canada et de la Bank of England et aujourd’hui envoyé spécial du secrétaire général des Nations Unies pour le financement de l’action climatique, a annoncé qu’il allait diriger l’expansion de la société Brookfield Asset Management dans le secteur de l’investissement ESG.
« C’est le moteur du changement », dit Me Bobechko des facteurs ESG. « La chose que nous expliquons régulièrement à nos clients, c’est que ce sera une odyssée, mais qu’il faut l’entamer. Il faut avoir un champion […] et cela doit être intégré dans ce que la société veut réaliser. »
Pour demeurer concurrentiel, plus question de se reposer sur ses lauriers. Les fonds de pension et les principales banques sont tous montés à bord, et si l’Union européenne, les États-Unis ou les deux adoptent le système de mécanismes d’ajustement carbone aux frontières, les sociétés d’ici qui n’y ont pas réfléchi, particulièrement celles qui génèrent de fortes émissions, seront véritablement désavantagées.
En attendant, les gouvernements doivent continuer à tenter de mettre en œuvre les mesures à porter de la main qui peuvent avoir un impact environnemental immédiat, tout en accélérant le rythme général de l’initiative en matière d’énergie et de lutte contre les changements climatiques, dit Jean Charest.
« Cela veut dire qu’il faut connecter les fils épars, créer un lien entre ces choses pour pouvoir avoir l’approche cohésive et cohérente de l’énergie et du climat qui nous manque en ce moment. En rassemblant toutes ces pièces, vous obtenez quelque chose qui conduit à des résultats bien concrets et à une réduction des émissions de gaz à effets de serre. »