Surmonter les obstacles au commerce intérieur
Nous entrons peut-être dans une longue période de faible croissance. Alors pourquoi le Canada n’adopte-t-il pas un commerce plus libre à l’intérieur de ses frontières?
La prochaine année sera-t-elle témoin d’un plus grand engagement des politiciens canadiens envers l’élimination des obstacles inutiles au commerce entre les provinces, qui coûtent possiblement jusqu’à 130 milliards de dollars par année?
Peu de spécialistes ont l’espoir de voir les dirigeants actuels s’attaquer à ce qui est considéré comme un énorme frein à l’économie. Cependant, une vague de crises, comme la guerre, les problèmes de la chaîne d’approvisionnement et les perspectives de croissance catastrophiques, pourrait forcer les décideurs à revoir un éventail de règles, de réglementations, de normes et de certifications qui maintiennent les prix élevés et la productivité faible.
« Il n’y a jamais eu de meilleur moment au cours des 25 dernières années pour dire : “Le temps est venu pour renforcer nos accords commerciaux internes”. Il existe des occasions uniques pour motiver les personnes qui ont besoin d’être motivées et pour faire avancer les choses. », déclare Ryan Manucha, avocat et auteur de l’ouvrage Booze, Cigarettes, and Constitutional Dust-Ups: Canada’s Quest for Interprovincial Free Trade. Étant l’un des pays les plus décentralisés au monde, le Canada accorde aux premiers ministres plein de pouvoir pour contrôler les prix et pour réglementer la santé, la sécurité et les finances à l’intérieur de leurs frontières. Les critiques affirment que cela se traduit souvent par des barrières artificielles qui favorisent et protègent les industries et les travailleurs locaux au détriment de la croissance nationale.
Certains qualifient cette situation de « honte nationale », notamment à la lumière des multiples accords de libre-échange fructueux que le pays a réussi à négocier avec d’autres pays. L’interdiction de la vente d’alcool entre les provinces au Canada, qui a mené à la campagne « Free the Beer » est l’exemple le plus connu, et largement ridiculisé. La mobilité des travailleurs, les réglementations en construction et les investissements, pour ne nommer que quelques domaines, n’ont rien de plaisanteries.
Les défis internes sans précédent des dernières années, les pénuries de main-d’œuvre postérieures à la pandémie et l’inflation en tête de liste exigent de nouvelles solutions. Les tensions avec la Chine, la guerre en Ukraine et les années de perturbations de la chaîne d’approvisionnement obligent également les dirigeants à repenser leurs stratégies commerciales mondiales. La croyance que le « renforcement des amitiés » – ou l’idée que les pays libéraux démocratiques devraient approfondir les liens commerciaux qui les unissent et minimiser les relations avec les régimes despotiques – pourrait aider les premiers ministres des provinces à intensifier la coopération. Le meilleur point de départ ne consisterait-il pas à réduire les frictions chez soi-même?
Bien que les mérites du « renforcement des amitiés » soient discutables, les démocraties comme le Canada sont plus enclines à raffermir leurs liens avec des États aux vues similaires. Dans une déclaration récente, la vice-première ministre Chrystia Freeland affirmait que l’économie mondiale se trouvait à un tournant. Selon Me Manucha, « il existe une occasion énorme de tirer parti de nos amitiés nationales » pour persuader les dirigeants provinciaux de faire tomber des barrières, le commerce interprovincial représentant environ un cinquième du PIB canadien.
Indubitablement, les avantages d’une diminution des restrictions internes sont évidents depuis des années, tout comme les éventuelles pertes circonscrites. Une plus grande liberté réduirait les prix à la consommation pour des biens comme les produits laitiers, la viande et même le sirop d’érable, tout en facilitant l’engagement et l’embauche des travailleurs dont les entreprises ont besoin. La libéralisation du commerce permettrait de remédier à la faible productivité du pays, que Mme Freeland a récemment qualifié de « talon d’Achille du Canada ». Des détracteurs font remarquer qu’il est plus facile de faire des échanges avec d’autres pays qu’avec d’autres Canadiens.
« Le quart de l’écart de productivité entre le Canada et les États-Unis peut être attribué aux barrières commerciales », croit Trevor Tombe, professeur d’économie à l’Université de Calgary et grand spécialiste des répercussions des barrières commerciales internes. « Les progrès à ce niveau peuvent rimer avec de réels avantages économiques pour le pays. »
Les nombreuses règles et réglementations signifient également que des entreprises canadiennes, qui souffrent déjà de la petite taille du marché national, ont encore plus de mal à profiter des économies d’échelle nationales.
Compte tenu des perspectives économiques moroses actuelles, le Canada pourrait tirer profit de toute stimulation potentielle. Selon les prévisions de l’OCDE, le Canada sera l’économie avancée présentant la pire performance non seulement au cours des dix prochaines années, mais aussi des trois décennies suivantes.
L’élimination de barrières commerciales pourrait améliorer considérablement son avenir. Si les décideurs politiques acceptaient des « politiques de reconnaissance mutuelle », l’économie pourrait augmenter de 4,4 à 7,9 % à long terme, soit l’équivalent de 2 900 à 5 100 dollars par habitant.
Certes, le Canada a fait de grands progrès dans ce domaine au cours des deux dernières décennies, le font remarquer certains observateurs. En 2017, les gouvernements fédéral et provinciaux ont signé l’Accord de libre-échange canadien (ALEC) afin de réduire et de potentiellement éliminer les obstacles au commerce de biens et services, à la mobilité de la main-d’œuvre et aux investissements. Le principal élément de cet accord est une approche des listes négatives, qui exige des signataires qu’ils suppriment tous les obstacles commerciaux, hormis ceux spécifiquement considérés comme des exceptions. La Table de conciliation et de coopération en matière de réglementation (TCCR) a également été mise sur pied pour contribuer à l’identification et à la résolution de différends qui entravent le commerce. Au mois de décembre, le gouvernement fédéral a lancé son plan d’action sur le commerce intérieur, lequel comprend un centre d’information qui fournit les données les plus récentes.
De nombreuses exemptions subsistent. Toutefois, « nous percevons un mouvement continu depuis la signature de l’ALEC », déclare M. Tombe, de l’Université de Calgary. Quoique l’attention portée sur la libéralisation du commerce soit détournée par la pandémie, M. Tombe ajoute que « nous continuerons de manifester d’un progrès lent mais constant. »
M. Tombe estime que la reconnaissance des titres de compétence des travailleurs, notamment sur le plan du système de soins de santé, représente le meilleur potentiel de coopération et d’harmonisation entre les provinces. De nombreuses qualifications au niveau du travail social, des soins infirmiers et des certains métiers spécialisés ne sont pas transférables d’une province à une autre. « C’est probablement sur ce niveau que les plus grands progrès pourraient être accomplis. Et ceci pourrait être accepté et compris par le public », affirme M. Tombe. Il poursuit en disant : « Pourquoi devrait-il y avoir des différences entre le travail du personnel infirmier du Manitoba et de la Colombie-Britannique? »
M. Tombe juge que cela pourrait servir d’élément de marchandage dans les négociations entre le gouvernement fédéral et les provinces au sujet du Transfert canadien en matière de santé (TCS). Il existe de nombreux fruits à portée de main, toutefois difficiles à saisir vu les règles inutiles qui existent uniquement parce que les décideurs n’ont ni le temps ni l’énergie politique pour procéder à leur élimination.
Grâce à l’abolition récente de la plupart des exceptions dans l’ALEC, l’Alberta a désormais le moins d’obstacles à franchir, suivie par la Colombie-Britannique et le Manitoba. La Saskatchewan se trouve en milieu de peloton, alors que le Nouveau-Brunswick, le Yukon et le Québec témoignent du plus grand nombre d’obstacles.
La grande question est de savoir si les premiers ministres des provinces parviendront à surmonter l’inertie, à satisfaire aux priorités plus immédiates et au désir de longue date de protéger les intérêts locaux pour encourager une libéralisation plus rapide.
Les optimistes sont peu nombreux à cet égard. « Compte tenu des politiciens actuellement au pouvoir, je ne vois aucune perspective de progrès », affirme John Lawford, directeur général du Centre pour la défense de l’intérêt public, un groupe de protection des consommateurs à but non lucratif basé à Ottawa.
« Le départ de l’ancien premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, qui a dirigé les efforts de sa province pour un commerce intérieur plus libre, n’est pas de bon augure. Dans des discours récents, la première ministre Danielle Smith a fait valoir qu’elle s’opposait à l’harmonisation des codes du bâtiment entre les provinces », souligne M. Tombe.
Plus tôt ce mois-ci, Mme Smith a contribué à l’adoption de la Loi sur la souveraineté de l’Alberta dans un Canada uni qui permettrait à la province de s’abstenir d’appliquer des lois fédérales sur son territoire.
Le récent resserrement des lois linguistiques au Québec pourrait imposer des obstacles supplémentaires au commerce intérieur.
« L’appétit actuel pour un plus grand exercice des “droits provinciaux” pourrait être l’antithèse de l’attitude requise pour réaliser des progrès au niveau du commerce interprovincial », déclare dans un courriel Jared Carlberg, professeur d’économie agricole à l’Université du Manitoba.
Pour l’instant, Ottawa et les provinces ne semblent pas vouloir recourir à un avantage politique pour encourager la libéralisation des échanges au Canada. Cependant, si l’économie mondiale se dirige réellement vers une décennie de faible croissance, il ne sera peut-être plus si tentant d’ignorer cette option politique facilement accessible.