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Le capital-investissement dans la mire des autorités antitrust américaines

Les répercussions de la vague antitrust se feront-elles sentir au Canada?

Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce (FTC) et le commissaire à la concurrence, Matthew Boswell
Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce (FTC) et le commissaire à la concurrence, Matthew Boswell

À l’heure où l’administration Biden montre les dents contre ce qu’elle perçoit comme une menace anticoncurrentielle croissante pour l’économie américaine, les acteurs du capital-investissement font l’objet d’une attention accrue dans le contexte des examens de fusions.

Le capital-investissement consiste essentiellement en des fonds créés par des directeurs de placements qui réunissent des capitaux d’investisseurs institutionnels, comme des caisses de retraite et des personnes fortunées. Habituellement, ces fonds acquièrent des entreprises pour les privatiser afin d’en améliorer le rendement et de les revendre à profit. En 2022, selon les chiffres de McKinsey & Co, les fonds gérés d’actifs de capitaux-investissement dans le monde ont atteint 7,6 billions de dollars.

Aux yeux des autorités antitrust aux États-Unis, ces fonds étaient acceptables, voire souhaitables, et constituaient une bonne option d’achat pour une entreprise obligée de se départir de certains actifs pour échapper au contrôle antitrust. Cela a changé en 2021 quand l’administration Biden a ordonné à la Commission fédérale du commerce et au département de la Justice de s’attaquer à ce qu’elle percevait comme une centralisation des pouvoirs des grandes sociétés. Les capitaux-investissement sont au cœur de ces mesures de contrôle.

Jonathan Kanter, qui dirige la division antitrust du département de la Justice, et Lina Khan, présidente de la Commission fédérale du commerce, se sont énergiquement opposés à une série de fusions, la plus récente offensive étant la poursuite visant à empêcher JetBlue Airways d’acquérir Spirit Airlines, sa concurrente aux tarifs économiques. L’administration est parvenue à stopper la fusion entre les maisons d’édition Penguin Random House et Simon & Schuster, mais a perdu plusieurs autres batailles, notamment la prise de contrôle d’Activision Blizzard par Microsoft pour 69 milliards de dollars américains.

Les capitaux-investissement se sont retrouvés sous les feux croisés du tandem Kanter-Khan, rapporte Fiona Schaeffer, associée au cabinet new-yorkais Milbank LLP et présidente de la section du droit antitrust de l’American Bar Association (ABA). Me Schaeffer était récemment à Ottawa pour participer à un groupe de discussion sur le capital-investissement et le droit antitrust lors de la Conférence d’automne de l’ABC sur le droit de la concurrence.

Celle qui qualifie d’« hostile » cette nouvelle stratégie de contrôle des capitaux-investissement estime que ce n’est pas fini. Elle souligne que Kanter et Khan s’inspirent de Timothy Wu, professeur de droit à l’Université Columbia, qui a été l’adjoint spécial du président Biden pour les politiques sur la concurrence et la technologie. Le professeur Wu a signé le décret de 2021 qui prévoyait le renforcement des mesures contre les fusions.

Selon Me Schaeffer, le professeur Wu et ses collaborateurs croient que les capitaux-investissement « font main basse sur les entreprises indépendantes partout au pays et centralisent les pouvoirs de propriété… C’est pourquoi ils continueront de s’y attaquer. C’est vraiment une mise en œuvre de ces idéologies politiques et philosophiques. »

Les entités ont perfectionné les « stratégies de planification ascendante » qu’affectionnent les acteurs du capital-investissement dans des industries comme les soins de santé et les technologies : il s’agit de faire une acquisition initiale, puis une série de plus petites acquisitions dans le même secteur. Souvent, ces acquisitions, individuellement, ne sont pas suffisantes pour satisfaire aux critères de justification d’une dénonciation aux autorités antitrust, mais l’effet cumulatif est là : on donne ainsi naissance à un gros joueur dans le secteur en question.

Mme Khan a clairement dit qu’elle considère ces stratégies comme une menace pour la libre concurrence. Dans ces cas de figure, selon elle, « une société fait plusieurs acquisitions successives, dont aucune n’a quoi que ce soit d’illégal, mais ensemble, ces acquisitions peuvent constituer une centralisation importante de pouvoir sur le marché ». Dans un cas bien connu, la Commission fédérale du commerce a agi contre JAB Consumer Partners, un immense fonds de capital-investissement possédant des placements dans des sociétés comme Keurig Coffee et Dr. Pepper, fonds qui opérait l’expansion de sa chaîne spécialisée et de cliniques de soins vétérinaires d’urgence. La Commission s’y est opposée, insistant sur le fait que son but était d’empêcher JAB de « dévorer ses concurrentes » au moyen de ce qu’elle qualifiait de « prise de contrôle grimpante et furtive ».

La Commission a allégué que le modèle d’affaires des capitaux-investissement encourage par sa nature le dépouillement des sociétés de leur capacité de production, sapant la qualité des produits et nuisant à la concurrence tout en criblant de dettes les sociétés ciblées. En octobre 2022, la Commission a donné le feu vert à un jugement d’accord contre JAB pour obliger ses filiales vétérinaires à se départir des cliniques dans une série de marchés et imposer des exigences de préavis à l’achat ultérieur de cliniques du genre.

Dans un autre dossier récent, la Commission a poursuivi U.S. Anesthesia Partners Inc. et Welsh, Carson, Anderson & Stowe, sa société mère de capital-investissement, alléguant que celles-ci suivaient un plan pluriannuel de monopole des cliniques d’anesthésiologie au Texas, ce qui provoquerait une hausse des prix, réduirait la concurrence et accroîtrait les profits des deux entités.

Dans sa planification ascendante, Welsh, Carson, Anderson & Stowe prévoyait acheter « presque toutes les grandes cliniques d’anesthésiologie au Texas », d’après Mme Khan; le genre de plan qui « sape illicitement la concurrence équitable et nuit à l’intérêt public des États-Unis ».

Isabel Tecu, économiste à Charles River Associates, à Washington, a dit au groupe que les autorités antitrust s’inquiétaient particulièrement des conséquences des acquisitions au moyen de capitaux-investissement pour les consommateurs des secteurs de la santé et de l’enseignement lucratif, inquiétudes tournant autour du manque de transparence dans les activités d’exploitation, surtout vu la complexité labyrinthique de ces partenariats.

Ellen Frye, administratrice chez Kohlberg Kravis Roberts (KKR) à New York, remet en question cette position des autorités de réglementation tenant pour acquis que les acteurs du capital-investissement ne pensent qu’au court terme, c’est-à-dire à l’achat d’une entreprise pour faire un coup d’argent avant de se retirer en vendant le tout. « Il y a plusieurs fonds de KKR dont l’horizon est à long terme, et un certain nombre seront désormais de type ouvert. »

Cette chasse contre les capitaux-investissement est loin d’être finie. Me Schaeffer est d’avis que les sociétés en cause devraient être beaucoup plus prudentes dans leur gestion des acquisitions et être au courant de toute l’information qu’elles publient. Dans l’affaire des cliniques d’anesthésiologie aux États-Unis, la société acheteuse utilisant les capitaux-investissement avait fait la promotion des avantages de sa stratégie de planification ascendante aux bailleurs de fonds, se vantant d’établir « un joueur d’envergure nationale » en fusionnant différents établissements de soins. Cela renforcerait son pouvoir de négociation auprès des assureurs et lui permettrait de hausser ses tarifs. La Commission fédérale du commerce s’est servie de ce document comme preuve.

Me Schaeffer a ajouté que les détenteurs de capitaux-investissement doivent améliorer leurs relations publiques, et souligné tous les avantages concurrentiels et placements pouvant résulter de leurs acquisitions.

Isabel Tecu a par ailleurs expliqué que les sociétés recherchent les avantages associés aux acquisitions au moyen de capitaux-investissement, notamment les économies d’échelle pouvant avantager les consommateurs. Elle a parlé d’une étude de Floride ayant révélé que l’achat de chaînes de restauration par des sociétés de capital-investissement tend à générer une force positive en santé publique. Ces acquéreurs, disait-elle, étaient « très habiles dans l’art de persuader tout le monde de se laver les mains ».

Kyle Donnelly, modérateur et associé chez Bennett Jones, à Toronto, a souligné que cette intensification du contrôle des capitaux-investissement n’est pas encore un sujet de préoccupation du côté des autorités canadiennes. Or, seulement quelques minutes plus tard, Matthew Boswell, commissaire de la concurrence du Canada, a dit aux participants de la conférence, dans son discours liminaire, qu’il avait l’œil sur les capitaux-investissement : « Dans les questions émergentes, nous voyons clairement l’évolution des nouvelles pratiques d’affaires, et nous sommes au courant des risques associés aux prises de contrôle rampantes, notamment les stratégies de planification ascendante concernant les capitaux-investissement – et le mal qu’elles peuvent faire à la libre concurrence. »