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Écoblanchiment et comment renverser la vapeur

Ce n’est pas au seul grand public de dénicher les allégations trompeuses des entreprises sur leurs efforts pour lutter contre les changements climatiques.

Greenwashing concept

En matière d’écoblanchiment, au Canada, exiger des comptes aux entreprises c’est comme jouer au jeu de la taupe.

Si une entreprise fait une déclaration que vous estimez être fausse, vous devez la poursuivre avec votre maillet, déposer une plainte au Bureau de la concurrence, puis attendre.

« Ça demande énormément de temps aux consommateurs de s’attaquer un à un aux écoblanchisseurs. Il nous a fallu six mois pour préparer cette plainte », explique Matt Hulse, un avocat d’Ecojustice dont les clients ont déposé une plainte au Bureau de la concurrence accusant la Banque Royale d’avoir fait des déclarations trompeuses sur ses efforts climatiques alors qu’elle finançait la mise en valeur des combustibles fossiles. Le Bureau a récemment lancé une enquête sur l’affaire, un processus qui peut prendre un à deux ans.

« Ce n’est pas exactement un processus rapide. Et ce n’est certainement pas un processus complet pour résoudre ce qui est en train de devenir un problème systémique d’écoblanchiment dans des secteurs comme les banques et ailleurs. »

Selon Me Hulse, l’approche actuelle pourrait changer le comportement de certains consommateurs et faire des exemples d’entreprises influentes dans leur secteur, mais « en fin de compte, c’est trop lent par rapport à l’urgence climatique ».

« Ce qu’il faudrait, c’est une réforme plus large. » 

C’est justement ce que réclame un nouveau rapport du Centre québécois du droit de l’environnement (CQDE), publié le mois dernier.

Intitulé Écoblanchiment climatique : comment renverser la vapeur, le rapport examine la façon dont le cadre juridique et réglementaire pourrait être amélioré et renforcé dans le sens d’un traitement plus systématique des plaintes relatives à l’écoblanchiment et à l’écoblanchiment climatique.

De plus en plus d’entreprises prennent des engagements climatiques et proposent des produits, dits carboneutres, pour répondre aux attentes des consommateurs et des investisseurs, explique Julien Beaulieu, avocat spécialisé en droit de la concurrence et auteur du rapport. Leurs prétentions ne correspondent toutefois pas toujours à de réelles réductions des émissions de gaz à effet de serre (GES), ce qui peut biaiser les décisions des consommateurs et des autres parties prenantes.

En tant qu’organisme de surveillance fédéral, le Bureau de la concurrence est chargé de protéger les consommateurs canadiens contre les déclarations fausses ou trompeuses des entreprises. Il peut, en vertu de la Loi sur la concurrence, imposer des amendes à celles qui ne respectent pas leurs propres affirmations.

Pour l’heure, cependant, il incombe aux seuls consommateurs de repérer les fausses assertions écologiques et de porter plainte. Le Bureau ne va pas à la pêche aux fausses déclarations.

Dans le domaine du climat, « on a beaucoup mis l’accent sur les facteurs ESG et la divulgation des renseignements financiers, et la protection des consommateurs a été, selon moi, un peu négligée », déclare Me Beaulieu.

« Si vous consultez les plans annuels et stratégiques [du Bureau], vous verrez que ce n’est pas mentionné. Ce n’est pas une priorité. Le Bureau traite les plaintes comme elles viennent. Il est réactif, il n’est pas proactif. »

Le rapport du CQDE appelle les décideurs politiques à faire de l’écoblanchiment en général et de l’écoblanchiment climatique en particulier une priorité. À cette fin, le Bureau devrait mettre sur pied une équipe spécialisée dans les questions climatiques, affirme Me Beaulieu.

« Nous essayons de faire valoir le fait que les assertions liées au climat forment une classe à part. L’affirmation que telle ou telle chose est carboneutre peut paraître simple, mais si on creuse un peu, on se rend compte que c’est très technique. Il y a beaucoup de critères à prendre en considération, et le terme “carboneutre” peut signifier beaucoup de choses », explique Me Beaulieu.

« Nous avons besoin d’experts qui comprennent ce que ces assertions signifient. »

Une telle équipe surveillerait par ailleurs activement les déclarations faites sur le marché. Car, de l’avis de Me Beaulieu, cette responsabilité ne devrait pas incomber uniquement au grand public. Un autre problème est que les entreprises ne sont pas tenues de fournir publiquement des preuves à l’appui de leurs assertions, malgré les exigences du paragraphe 74.01(b) de la Loi.

« On ne peut même pas savoir comment une entreprise est arrivée à une conclusion donnée, ce qui représente un obstacle supplémentaire, déplore Me Beaulieu. Chaque fois qu’une entreprise fait une déclaration liée au climat, elle devrait divulguer publiquement la façon dont elle est arrivée à cette conclusion. »

Ce type de divulgation est l’un des principes que le rapport estime être au fondement d’un cadre juridique efficace.

À cette fin, le rapport appelle à l’établissement de lignes directrices pour encadrer la divulgation des renseignements en matière climatique. La France est à l’avant-garde à cet égard, ayant récemment mis à jour son Code de l’environnement pour imposer des exigences de divulgation aux annonceurs faisant des assertions de carboneutralité.

Ces nouvelles règles obligent les entreprises qui font de telles déclarations à communiquer aux consommateurs les renseignements qui s’y rapportent au moyen d’un lien ou d’un code QR sur l’emballage du produit. Elles doivent tout divulguer : leurs émissions de GES, la façon dont elles ont mesuré ces émissions et les mécanismes de compensation carbone auxquels elles ont recouru.

« Tout ce qui doit être divulgué est défini dans le Code, explique Me Beaulieu. Les entreprises savent exactement ce qu’elles doivent déclarer et comment elles doivent le déclarer. C’est un énorme progrès. »

L’idéal serait d’adopter un modèle standardisé de présentation de l’information – comme pour l’information nutritionnelle des aliments – qu’on pourrait étendre au-delà du secteur financier et qui couvrirait à la fois les assertions se rapportant aux produits et celles se rapportant aux organisations.

Il faudrait pour cela des normes cohérentes, des définitions claires et des méthodologies précises dans un cadre juridique parlant le même langage que la réglementation visant la divulgation des renseignements financiers. Or, les entreprises sont actuellement confrontées à une multitude de normes alors qu’une nouvelle vague d’exigences en matière de déclaration des données ESG déferle au Canada et aux États-Unis.

Une situation qui est loin d’être idéale, souligne Me Beaulieu.

« On ne sait pas quoi appliquer, quoi divulguer, et quand. Il faut gagner en cohérence et intégrer la protection des consommateurs. »

Ce serait formidable de disposer de définitions claires, convient Me Hulse. Mais même une telle entreprise peut s’avérer compliquée et politique, comme l’ont montré les efforts de l’Europe pour se doter d’une taxonomie verte (disponible en anglais seulement).

« À certains égards, la Loi sur la concurrence est déjà suffisamment musclée pour encadrer l’écoblanchiment. Ce qui fait défaut, à mon avis, c’est une norme sur laquelle nous serions tous d’accord au Canada pour définir la carboneutralité et les objectifs de carboneutralité. »

Pour Me Beaulieu, le Canada est mûr pour le changement. L’avocat cite en exemple le Défi carboneutre, récemment lancé par le gouvernement fédéral pour inciter les entreprises à prendre des engagements climatiques. L’objectif de ce programme volontaire est de faciliter la transition des installations et des activités vers la carboneutralité d’ici 2050. Le programme comprend un guide technique qui définit les exigences minimales que les entreprises doivent remplir pour participer au projet.

Le Bureau de la concurrence a également montré qu’il était prêt à agir contre l’écoblanchiment. Plus tôt cette année, il a condamné Keurig à une amende de 3 millions de dollars pour avoir faussement prétendu que ses capsules de café à usage unique étaient recyclables. Cette décision faisait suite à une plainte déposée par Ecojustice et la clinique de droit environnemental de l’Université de Victoria.

Lorsqu’on lui demande si le Bureau prévoit de consacrer une équipe à la chasse aux fausses déclarations écologiques ou d’améliorer le cadre juridique et réglementaire, un porte-parole d’Innovation, Sciences et Développement économique Canada – dont relève le Bureau – cite les modifications adoptées en juin pour rendre la Loi plus efficace, notamment en durcissant les sanctions.

Le Bureau a par ailleurs publié un guide sur les publicités environnementales fausses ou trompeuses et organisé un Sommet sur la concurrence et la croissance verte où le public était encouragé à signaler les cas présumés de fausse déclaration écologique. Il a en outre obtenu des crédits supplémentaires dans le budget de 2021 qui pourraient servir à financer une réforme.

« Un examen plus complet de la loi permettra de lui apporter des modifications plus importantes et d’assurer qu’elle reste adaptée à une économie moderne et en constante évolution, notamment en ce qui concerne les pratiques commerciales trompeuses », a déclaré le ministère.

Il s’agit d’une bonne nouvelle pour les consommateurs et pour les entreprises, en particulier celles qui s’efforcent d’offrir des biens et services respectueux de l’environnement, se réjouit Me Beaulieu.

« Si personne ne peut distinguer les véritables chefs de file climatiques des écoblanchisseurs, les consommateurs douteront de ce qu’on leur dit », prévient-il.

« On empêche ainsi les entreprises responsables de progresser dans l’offre de produits verts. Et donc, au bout du compte, personne n’y gagne. »