Litiges liés aux enjeux ESG
Le bilan de la performance ESG des entreprises risque de se faire entendre devant les tribunaux.
En matière d’actions en justice liées aux enjeux d’environnement, de société et de gouvernance (ESG), c’est un tsunami qui se prépare au Canada.
Le sigle « ESG » englobe trois facteurs essentiels pour déterminer, mesurer et évaluer la performance d’une entreprise au chapitre du développement durable – un sujet qui intéresse de plus en plus investisseurs et consommateurs. À ce jour, la déclaration des données ESG reste facultative au pays. Mais, depuis que les consommateurs et les investisseurs privilégient les organisations qui agissent de manière éthique, les entreprises utilisent leurs rapports pour communiquer leurs bonnes actions dans chacune de ces catégories.
« Ce faisant, elles effectuent souvent un tri arbitraire parmi les multiples normes et sujets possibles pour illustrer au mieux combien elles ont été exemplaires », explique Conor Chell, responsable du groupe de pratique sur les critères ESG de MLT Aikins.
Selon lui, cette première vague de déclaration volontaire des données ESG était « purement promotionnelle ». Mais le manque de normes et de fiabilité a provoqué un scepticisme à l’égard des données communiquées. Pourtant, assez peu d’actions ont été intentées pour forcer les sociétés de portefeuille à rendre des comptes sur ce qu’elles affirment, mis à part quelques poursuites en lien avec les changements climatiques et l’écoblanchiment, lancées généralement par des groupes sans but lucratif contre des gouvernements ou des ministères.
Cela dit, grâce aux nouvelles exigences de divulgation, une nouvelle vague de déclarations ESG se prépare au Canada et aux États-Unis.
Présenté en avril dernier, le budget du gouvernement fédéral prévoit des mesures en faveur d’une économie carboneutre, dont des exigences de divulgation sur le climat fondées sur le cadre du Groupe de travail sur l’information financière relative aux changements climatiques. Ces exigences s’appliqueront aux banques et aux assureurs sous réglementation fédérale, qui selon le budget, « jouent un rôle de premier plan dans le façonnement de l’économie canadienne ». Elles seront mises en œuvre progressivement à compter de 2024, mais porteront sur l’exercice financier 2023.
Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières ont également proposé d’imposer des exigences de divulgation sur le climat à toutes les sociétés à actionnaires au Canada.
Chez nos voisins du Sud, la Securities and Exchange Commission (SEC) planche actuellement sur un arsenal de règles de divulgation sur le climat encore plus exhaustif, sous le coup duquel tombera toute société inscrite à une bourse américaine. Même si ces règles n’entreront en vigueur qu’à la fin de l’année, Me Chell indique que la SEC a déjà commencé à prendre des mesures contre l’écoblanchiment.
POUR EN SAVOIR DAVANTAGE : Le climat et les règles de divulgation : un jeu d’équilibre
Au bout du compte, les exigences de divulgation auront des répercussions sur la majorité des entreprises, qu’elles soient légalement ou non tenues de déclarer leurs données en la matière. Par exemple, pour une entreprise privée de moyenne envergure sans obligation de déclaration sur les valeurs mobilières, il est courant de faire affaire avec une banque ou une société d’assurance sous réglementation fédérale. Or puisque ces dernières sont visées par l’obligation de rendre compte, par extension, quiconque fait affaire avec elles devra recueillir les mêmes données qu’elles et les leur communiquer.
Lorsque les exigences de déclaration entreront en vigueur, Me Chell s’attend à voir déferler une vague – voire un tsunami – d’actions en justice sur les questions d’environnement, de société et de gouvernance, en raison de la difficulté pour les entreprises en mode promotionnel de s’atteler à la reddition obligée. Selon lui, en matière de communication sur le développement durable, les entreprises font un peu ce que bon leur semble; il n’a encore jamais vu de rapport qui respecte l’ensemble des règles proposées par la SEC sur les critères ESG.
« Si je devais utiliser une métaphore météorologique, je dirais qu’une petite tempête tropicale va s’abattre sur nous prochainement. Mais le pire viendra dans les 12 à 18 prochains mois », prévient Me Chell.
« Je m’attends à ce que le cœur de la tempête nous frappe au début de 2024, quand les entreprises commenceront à produire les déclarations imposées par le Canada et les États-Unis. C’est à ce moment-là que les conséquences se feront vraiment sentir. Certaines organisations attendront impatiemment les rapports pour les passer au crible, à l’affût de la moindre faille. »
Selon Me Chell, on peut s’attendre à deux types d’actions en justice. Il y aura les rapports sur le développement durable non conformes, qui donneront lieu à des poursuites judiciaires ou à des mesures de coercition par les autorités de réglementation. Mais il y aura aussi les investisseurs institutionnels et les gestionnaires de fonds, qui pourraient également être la cible de poursuites en raison de leur propension actuelle à proposer des produits de placement qui, contrairement à ce qu’ils voudraient faire croire, ne respectent pas tout à fait les critères ESG.
« Il ne peut y avoir de principe ESG sans action en justice », soutient Paul Rand, directeur du placement (Canada) à Omni Bridgeway, car l’un et l’autre servent à corriger une faute. Selon lui, le financement d’actions en justice constitue à cet égard un outil environnemental, social et de gouvernance.
« Pour nous, il est fondamental de promouvoir l’accès aux recours judiciaires pour sanctionner les infractions. En ce sens, nous défendons le principe de primauté du droit, et je ne crois pas qu’un programme ESG puisse fonctionner sans règles de droit strictes », affirme-t-il.
Mais une procédure judiciaire coûte cher, et certains préfèrent les gros portefeuilles. Dès lors, le financement d’actions en justice est essentiel pour permettre à ceux qui n’ont pas beaucoup de moyens de défendre leur cause au tribunal.
« C’est une excellente façon de contribuer à uniformiser les règles du jeu pour les personnes et les groupes de défense de l’intérêt public concernés, assure Me Rand. Afin de faciliter l’accès à la justice, notre entreprise a noué des liens solides avec le monde des secteurs ESG. Il est tout à fait possible pour les parties qui souhaitent lutter contre les méfaits en matière de performance ESG d’obtenir du financement pour leurs actions en justice. »
Pour ce faire, Omni Bridgeway envisage de créer un fonds exclusivement destiné à financer les recours judiciaires liés aux enjeux d’environnement, de société et de gouvernance.
Malgré la place prépondérante qu’occupe l’évaluation des risques dans son travail, Me Rand est convaincu qu’une augmentation de ce genre d’actions ne s’accompagnera pas nécessairement d’une augmentation des risques. Même s’il y aura des actions nouvelles dans le lot, il s’attend à ce que la plupart d’entre elles ressemblent à des contentieux commerciaux classiques assortis de quelques considérations ESG – par exemple, une entreprise qui se dit préoccupée par les pratiques ESG de son fournisseur ou un investisseur qui réclame la divulgation de données ESG.
« Je pense que ce que nous verrons, c’est une prédominance accrue des questions ESG dans les litiges classiques », explique-t-il.
Les enjeux ESG sont également de plus en plus préoccupants pour le Bureau de la concurrence, et d’après Paul-Erik Veel, de Lenczner Slaght, ceux-ci s’immisceront dans les litiges privés.
« De nos jours, les consommateurs s’intéressent de plus en plus aux enjeux ESG, et en particulier aux changements climatiques, explique-t-il. Plus ces thèmes deviendront importants, plus les entreprises se sentiront obligées de faire savoir aux marchés combien leurs produits sont respectueux de l’environnement. Il ne fait aucun doute que la plupart d’entre elles s’assureront de pouvoir étayer leurs dires, mais il y en aura toujours qui tourneront les coins ronds pour profiter de ce qu’elles verront comme un avantage concurrentiel. Donc, avec la multiplication de ces déclarations, il y aura aussi multiplication des recours collectifs. »
Dès que le Bureau reçoit une plainte, ouvre une enquête ou agit – même dans le cas d’un simple règlement qui ne cible pas nécessairement un acte répréhensible – les avocats du demandeur, se disant qu’il n’y a pas de fumée sans feu, entrevoient immédiatement la possibilité d’un recours collectif viable.
C’est précisément en matière de recours collectifs de consommateurs que Me Veel voit un rôle pour le financement d’actions en justice.
« Le marché du financement des recours collectifs est très concurrentiel au Canada. Les investisseurs veulent connaître les dommages-intérêts potentiels et savoir si le jeu en vaut la chandelle, explique-t-il. S’il y a un règlement du Bureau, vous pouvez raisonnablement croire que le dossier est prometteur. »
Et d’ajouter : « Pour être parfaitement honnête, c’est la perspective la plus angoissante (pour les entreprises), car les dommages-intérêts peuvent être considérables. Je soupçonne que cela encouragera les sociétés à se montrer irréprochables. »