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Le problème de la propriété effective au Canada

L’arrêt de la Cour européenne de justice limitant l’accès aux registres des sociétés ne présage rien de bon pour tous ceux qui luttent pour plus de transparence ici au pays.

Blurred businessman walking

Cela fait bien sept ans que le Canada s’attire la disgrâce sur le plan de la transparence organisationnelle. Il est vu comme un pays arriéré qui peine à lutter contre le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale, tout simplement parce qu’il n’a pas les outils pour comprendre à qui revient réellement la propriété des entreprises qui s’enregistrent auprès de lui.

Plusieurs affaires très médiatisées ont tour à tour miné sa réputation : pensons au scandale du blanchiment d’argent dans les casinos de la Colombie-Britannique; à l’histoire des pots-de-vin à l’étranger de la firme d’ingénierie québécoise SNC-Lavalin; ou aux craintes fondées que certains oligarques russes cachent encore et toujours leur argent au Canada, à l’abri des sanctions.

Il y a même un terme – né sous la plume des médias anglophones – pour désigner le phénomène : le snow washing, ou « blanchiment à la neige ».

Mais derrière les grands titres se cache un problème de nature technique que les militants pour la transparence décrient depuis des années : il est extrêmement difficile de mettre au clair qui sont les grands propriétaires d’une société canadienne.

Qui tire vos ficelles?

« Il n’existe aucune obligation légale imposant aux personnes morales et autres entités de consigner et conserver l’information sur leur propriété effective, constatait le rapport 2016 du Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux [notre traduction]. Par conséquent, les sociétés et fiducies peuvent être structurées de façon à dissimuler qui en a la propriété effective, et servir à maquiller et à convertir des capitaux illicites. Il est également possible d’établir une société fermée de manière relativement anonyme au Canada. » 

Dans un rapport produit vers la même époque, l’ONG Transparency International indiquait que le Canada n’exigeait pas des sociétés sous régime fédéral qu’elles enregistrent ou déclarent leurs propriétaires. On pouvait aussi détenir des actions d’une société pour le compte d’autrui sans avoir à en informer une quelconque autorité de réglementation. L’État ne s’était même pas doté d’une définition de ce que serait le « véritable » propriétaire. 

Cela signifie qu’au-delà d’une poignée de renseignements de base, comme l’adresse enregistrée et l’identité des administrateurs, le public est incapable de savoir qui contrôle et dirige une société. Même les forces de l’ordre et les unités de lutte au blanchiment d’argent du CANAFE n’ont pas accès direct à l’information.

C’est ce qui explique en partie la dégringolade du Canada dans le classement au titre de l’indice de perception de la corruption de Transparency International.

Ottawa n’était pas seule dans son bilan d’échec. D’autres grandes économies se sont avérées largement incapables d’identifier qui possédait et contrôlait véritablement les sociétés sur leur territoire. Ce constat a conduit le G20 à déclarer comme prioritaire l’instauration de registres palliant cette lacune, et dans l’ensemble, les pays ont répondu à l’appel.

L’Union européenne a publié ses plans pour un régime encadrant la propriété effective en 2015 et, échaudée par tout le scandale d’évasion fiscale mis au jour par les Panama Papers, s’est dépêchée de les adopter en 2017. Le Royaume-Uni, lui, a édicté un registre identifiant les propriétaires des entreprises en sol britannique en 2016, et a récemment renforcé le tout par l’inclusion des entités étrangères qui possèdent des biens-fonds au Royaume-Uni.

Les États-Unis, qui avaient annoncé leur intention de se doter de leur propre registre en 2020, ont dévoilé un train complet de règles en septembre dernier. La grande majorité des sociétés sur le territoire américain seront tenues de déclarer, à compter de 2024, certaines données sur leurs propriétaires et principaux actionnaires.

Ces registres identifient, à des degrés divers, les individus qui soit possèdent une part substantielle d’une société ou fiducie, soit en contrôlent directement ou indirectement les opérations. Si c’est généralement là la norme de transparence pour les sociétés cotées en bourse, c’est plutôt l’exception chez les sociétés fermées.

Et sur ce front, le Canada a progressé à pas de tortue.

Ottawa a exposé pour la première fois son projet de registre de la propriété effective en 2018, et commencé par imposer aux entreprises, dès l’année suivante, la condition qu’elles conservent l’information sur leur propriété effective. Mais il a ensuite fallu attendre cette année pour que le gouvernement introduise d’autres amendements pour créer le registre en question et débloquer les fonds nécessaires à sa mise en place.

« Les choses avancent lentement – et c’est bien typique du Canada », confie Stephen Nattrass à ABC National. L’associé à Norton Rose Fulbright et responsable de l’équipe Réglementation et enquêtes au Canada du cabinet poursuit : « On n’est pas toujours à l’avant-garde, sur certaines choses comme ça. »

Selon le plus récent calendrier du gouvernement Trudeau, le registre devrait être mis en ligne en 2023, soit deux ans plus tôt que prévu. Mais le hic, c’est que les détails restent très flous. Les règlements définitifs n’ont en effet pas encore été publiés.

« Si l’on regarde où en est le Canada par rapport à d’autres États de même philosophie – comme l’Union européenne, le Royaume-Uni ou les États-Unis – on remarque qu’à bien des chapitres, ça nous a pris beaucoup plus de temps que prévu. »

Publique ou privé?

En 2019, l’Union européenne a poussé plus loin son registre de la propriété effective des entreprises : elle a annoncé que l’information sur les principales parties prenantes tomberait dans le domaine public. Le Royaume-Uni avait d’ailleurs tranché ainsi dès le départ, devenant ainsi le premier pays au monde à faire ce choix. 

Un régime de transparence à l’échelle européenne : voilà qui promettait d’ouvrir une fenêtre sur un pan de l’économie jusque-là bien opaque. Le registre de l’Union européenne a d’ailleurs facilité une vaste enquête sur quelque 55 000 sociétés-écrans extraterritoriales au Luxembourg pour relever les cas potentiels d’évasion fiscale et la présence d’actifs appartenant tant à des oligarques russes qu’à des mafieux italiens.

Transparency International a salué ces registres publics, les décrivant comme des outils importants dans la lutte contre la corruption, les échappatoires fiscales et les crimes financiers en tous genres. 

Mais voilà que le mois dernier, la Cour européenne de justice est venue porter un coup terrible à ces outils. La plus haute juridiction a en effet conclu que le registre public portait atteinte au droit à la vie privée des actionnaires. D’autres affaires font leur chemin devant les tribunaux, mais pour l’instant, le registre de l’Union européenne est appelé à retourner derrière le rideau.

Le gouvernement canadien se montrait favorable à la création d’un tel registre public, indiquant dans son document de consultation qu’il « pourrait soutenir les efforts mondiaux de lutte contre la corruption et décourager le mauvais usage des sociétés pour dissimuler des activités illicites comme le blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et l’évasion fiscale ou l’évitement fiscal ».

Dans son budget de 2022, il a annoncé son intention de « travailler avec des partenaires provinciaux et territoriaux afin de promouvoir une approche nationale à l’égard d’un registre de la propriété effective des biens immobiliers, à l’instar d’autres pays comme le Royaume-Uni ». 

Cependant, les modifications législatives avancées prévoient que les sociétés divulguent le détail de leur propriété au gouvernement fédéral uniquement, et non au public. Et il n’est guère fait mention de collaboration avec les provinces et territoires. Ottawa a invoqué toutes sortes de raisons pour avoir fait machine arrière, du droit à la vie privée des Canadiens à la possibilité d’un enlèvement…

En l’état, le registre du Canada ne sera probablement accessible qu’aux enquêteurs, fonctionnaires et actionnaires qui pourront attester avoir une raison valable de le consulter. 

« Je soupçonne qu’il pourrait éventuellement y avoir une plus grande transparence, hasarde Me Nattrass. Mais bon, ce registre semi-privé constitue quand même un grand pas dans la bonne direction. Il sera sûrement précieux aux forces de l’ordre pour accélérer leurs enquêtes ». 

Cela dit, il ajoute que le droit en matière de la vie privée est ici une piètre excuse pour cacher l’information au public. « Il existe bien des lois protégeant la vie privée dans notre pays, mais il faut trouver le juste équilibre sur la question de ce qu’il faut ou non divulguer. » 

Un problème fédéral

Comme pour la plupart des aspects de la réglementation financière locale, les décisions du gouvernement fédéral ne sont qu’une pièce du casse-tête.

Chaque province et territoire a son propre système de divulgation financière et organisationnelle, et leur objection à toute forme de système pancanadien a déjà entravé démarche après démarche pour la mise en place un quelconque organisme national de réglementation des valeurs mobilières.

Pourtant, la question de la propriété effective semblait propice à une belle expression du fédéralisme coopératif. Ottawa, les provinces et les territoires se sont tous entendus en 2017 sur les principes encadrant leurs régimes respectifs. 

« La Colombie-Britannique a fait le travail », dénote Me Nattrass en référence à l’établissement de son registre de la propriété effective des biens fonciers. « Le Québec aussi est bien avancé. La plupart des administrations progressent vers quelque chose. »

Mais la collaboration à l’échelle nationale a largement pris fin.

L’Alberta, – province reconnue comme particulièrement vulnérable au blanchiment d’argent – n’a pratiquement pas levé le doigt pour se doter d’un registre. Le Parti conservateur uni à Edmonton exprime même son scepticisme quant à l’ampleur du problème. [Traduction] « L’attitude frondeuse du gouvernement albertain vient miner l’action du Canada entier face au blanchiment d’argent », écrivait en 2020 Jenine Urquhart, maintenant avocate chez Norton Rose Fulbright, pour la société du Barreau de la Saskatchewan. « Toute rigoureuse que puisse être la législation des autres provinces, elle risque de se voir effectivement sabotée par le manque de participation de l’Alberta. » 

Deux ans ont passé, et la province n’a toujours fait aucune annonce concernant son projet de registre de la propriété effective. Les territoires ne sont pas plus avancés, eux non plus.

Le Québec, de son côté, a fait état de son projet de registre public qui inclura toutes les sociétés exerçant des activités sur son territoire, où que soit leur siège social.

« Certains observateurs appellent ce registre québécois le registre public de facto de la propriété effective des sociétés au Canada, car aucune autre juridiction canadienne, provinciale ou fédérale, n’a un registre public sur cette question présentement », peut-on lire sous la plume de Daniel Frajman, avocat chez Spiegel Sohmer.

Malgré que tout ne soit pas uniforme d’un bout à l’autre du pays, les administrations canadiennes sont généralement sur la même longueur d’onde.

Le fédéral ainsi que les provinces qui sont allées de l’avant avec leur registre ont fixé leur seuil de déclaration à 25 % de la propriété d’une entité. « Pour l’instant en tout cas, ce pourcentage est au moins dans le domaine du raisonnable, juge Me Nattrass. Ce n’est pas une participation majoritaire dans l’entreprise – ils n’ont pas décidé, heureusement, que ce serait 50 %, hein? C’est une sorte de seuil minimal, et rien ne dit qu’il ne pourra pas encore être abaissé plus tard. » 

Comme le fait remarquer Me Frajman, l’Ontario et le Québec ont opté pour des définitions assez vastes de ce qui constitue le contrôle d’une entreprise, et ce avant même qu’Ottawa ait défini son propre critère sur le sujet.

Même si les philosophies de conception du registre lui-même varient, Me Nattrass fait remarquer que l’obligation de préservation des renseignements que ceux-ci instaurent est déjà une bonne mesure pour améliorer la conformité.

« Si vous comptiez quitter le pays, vous l’auriez déjà fait voilà quelques années, quand on a su que ces registres allaient être exigés. »