La lutte contre la corruption au point mort
Cette année, le rapport sur la lutte contre la corruption de Transparency International n’est pas particulièrement élogieux pour le Canada. Voici pourquoi.
Dans son rapport de 2022 sur la lutte contre la corruption, Transparency International (TI) présente son bilan pour chaque pays, en ordre alphabétique. La Bulgarie précède immédiatement le Canada.
C’est heureux pour le Canada, car TI juge que le travail d’Ottawa se solde par une application « limitée » de la loi anticorruption, ce qui nous fait très bien paraître à côté de la Bulgarie (« application nulle ou faible »).
« Les choses semblent au point mort depuis le dernier rapport », estime James Cohen, directeur général de Transparency International Canada.
« On voit des signes que certains dossiers font leur chemin à la GRC, mais il n’y a pas de métadonnées sur leur teneur ou état d’avancement. Des rapports indiquent que des entreprises font leur ménage et commencent à prendre la loi au sérieux, mais tout ça est anecdotique. »
Le seul éloge fait au Canada dans le rapport est plutôt équivoque : « […] l’inquiétude au sujet de l’indépendance de la fonction de poursuivant mise en relief dans le rapport de 2020 concernait uniquement l’affaire SNC-Lavalin; cet aspect n’est plus considéré comme un risque élevé ».
Cette « inquiétude », on s’en souviendra, avait trait aux allégations selon lesquelles le premier ministre aurait exercé des pressions politiques sur la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, réticente à offrir un accord de réparation (connu ailleurs comme un accord de poursuite suspendue) à SNC-Lavalin. L’entreprise a fini par plaider pour un seul chef d’accusation de fraude et se voir imposer une amende de 280 millions de dollars, tandis que la ministre Wilson-Raybould s’est fait montrer la porte du caucus libéral par le premier ministre Justin Trudeau, dont les agissements ont par la suite été jugés répréhensibles par le commissaire à l’éthique. Voilà pour la politique.
Ce que Transparency International trouvait à redire sur le système des accords de réparation au Canada en 2020 est toujours d’actualité, du moins en partie : il y a absence de balises fiables pour aider les procureurs à savoir où réside « l’intérêt public » dans la décision d’offrir ou non un accord de réparation qui permettrait à une société de se soustraire à une poursuite.
« Quand le régime de l’accord de poursuite suspendue a été établi par le Royaume-Uni, le gouvernement a publié des directives et révisé le manuel des procureurs », relate Jennifer Quaid, professeure agrégée de droit à l’Université d’Ottawa et auteure principale du rapport 2022 de Transparency International sur le Canada.
« Le Canada n’a pas fait cela. Notre droit n’est pas doté de l’architecture nécessaire, et c’est toujours le silence radio du côté du gouvernement fédéral. »
« Ça pose problème pour les entreprises, celles qui veulent réellement respecter la loi, car leurs aides juridiques ne peuvent pas leur donner de conseils éclairés. Ça pose problème pour le public aussi, comme nous le montre l’affaire SNC-Lavalin, laquelle en a amené beaucoup à spéculer publiquement sur l’intention de la loi. »
Les réserves de TI concernant le manque de contrôles rejoignent une autre observation que le chien de garde a faite dans plusieurs de ses rapports : le Canada semble toujours paresseux dans sa lutte contre la corruption.
C’est la paucité des ressources en application de la loi et un manque de coopération entre les différents territoires de compétence que blâme le rapport pour le laxisme apparent dans la lutte contre la corruption; apparent parce que, comme TI le fait remarquer, le Canada n’a « pas de statistiques publiées, à jour, sur l’application du droit international en matière de lutte anticorruption ».
Ainsi, les observateurs externes comme James Cohen ont dû s’en remettre surtout aux données anecdotiques. Noah Arshinoff, qui enseigne le droit anticorruption à l’Université d’Ottawa, est d’avis que le scandale SNC-Lavalin « a tout fait s’arrêter pour un temps » en rendant le gouvernement fédéral craintif quant à l’idée d’intervenir dans ce genre d’affaires.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, poursuit-il, a changé les choses.
« Il semble tout simplement y avoir de plus en plus de gens au gouvernement fédéral qui s’en rendent compte. Dernièrement, j’ai été invité à plusieurs tables rondes sur la lutte contre la corruption, dit-il. Plusieurs fonctionnaires m’ont rapporté que les ressources affectées à cette lutte augmentent. On vient de recevoir confirmation de notre premier accord de réparation, du Québec, et si les rumeurs disent vrai, deux autres sont en cours de négociation. »
« Avant l’invasion, le gouvernement a pris, du bout des lèvres, le vague engagement de se doter d’un registre des propriétés bénéficiaires. Après, il s’est donné une cible ferme : la fin de 2023. Le terme “kleptocrate” a changé de sens dans les milieux politiques – on comprend désormais que ce sont eux, les gens qui financent les guerres. »
Toujours est-il que la jurisprudence internationale en matière de lutte contre la corruption n’a qu’une présence faible dans ce pays. Cette faiblesse alimente un cercle vicieux, souligne Sabrina Bandali, avocate spécialisée en commerce international chez Bennett Jones : quand la jurisprudence est squelettique, les entreprises ne savent pas trop sur quel pied danser.
« Lorsqu’une société se rend compte que quelque chose cloche dans ses activités, il existe des solutions claires : il faut enquêter, il faut régler le problème, dit-elle. Mais les sociétés restent confrontées à de vastes zones d’incertitude quant aux exigences juridiques. »
« Cette incertitude, c’est une conséquence inéluctable des lacunes dans l’application de la loi. Beaucoup de sociétés canadiennes fonctionnent à l’étranger par l’intermédiaire de tiers. Elles s’interrogent sur l’étendue de leurs responsabilités à l’égard de ces tiers. Jusqu’où doivent-elles aller pour s’assurer que leurs fournisseurs sont honnêtes? »
« Cela fait au moins vingt ans que nous avons des lois anticorruption. Nous devrions avoir cheminé davantage. »
Dans ses évaluations du droit anticorruption au Canada, TI fait état d’une source d’inquiétude qui ne tarit jamais : la difficulté d’obtenir une déclaration de culpabilité. « À l’heure actuelle, dit TI dans son rapport de 2020, les infractions prévues à la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers exigent la mens rea, chose subjective, et ciblent la conduite insouciante ou intentionnelle. Ainsi, la barre est haute pour la poursuite. »
La preuve d’une « conduite insouciante ou intentionnelle, explique TI, est tirée de la preuve au-delà de tout doute raisonnable que de hauts dirigeants d’une société sont au courant d’activités de corruption. En pratique, c’est difficile à prouver sans aveux. »
Dans son rapport de 2021, TI propose une solution différente. L’idée est d’instaurer, à l’instar du Royaume-Uni, un nouveau critère pour la sanction des cas de corruption à l’étranger : le « défaut de prévenir » une infraction. Ce critère exige un moindre fardeau de la preuve.
« Au Royaume-Uni, le fardeau est allé sur les épaules des sociétés, désormais tenues de prévenir la corruption et non plus d’intervenir après le fait, fait observer Noah Arshinoff. Il s’agit de les obliger à surveiller les affaires qui se font en leur nom avec leur argent. »
« Si vous savez que vous êtes censé faire votre part, et que vous ne faites rien de plus que d’aller sur Internet et de télécharger un gabarit quelconque, votre conduite constitue en soi un défaut de prévention et pourrait donner matière à une poursuite fondée sur la mens rea. »
Bien qu’elle ait signé le chapitre sur le Canada dans le rapport 2022 de TI, Jennifer Quaid n’est pas enthousiaste à l’idée d’une infraction établie sur le « défaut de prévenir ».
« Je suis sceptique, confie-t-elle. Je m’inquiète de cette façon d’abaisser les critères. »
« La corruption, c’est censé être grave. Quel doit être le critère de la preuve? Il faudrait être en présence d’une infraction réglementaire pour qu’il soit légitime d’inverser le fardeau de la preuve. Donner aux sociétés l’occasion de prendre la clé des champs n’est pas la chose à faire dans le cas d’une infraction grave. »
« Et comment fera-t-on respecter la loi? Va-t-on faire des audits périodiques pour tout le monde? »
Sabrina Bandali n’est pas d’accord. Selon elle, l’ajout d’une infraction établie selon le « défaut de prévenir » viendrait élargir l’éventail des solutions dont disposent les procureurs.
« C’est vraiment une avenue intéressante pour le Canada, poursuit-elle. C’est un retour à la notion de multiplicité institutionnelle, à l’idée que différentes entités dont les mandats se recoupent est une bonne chose, car si quelque chose passe à travers les mailles d’un filet, il y a un autre filet derrière. »
« Le droit criminel est entre autres une protection contre les comportements que nous trouvons extrêmement malhonnêtes, mais au bout du compte, tout le monde veut diminuer la corruption, car elle est corrosive pour toute la société. S’il y a moyen d’élargir l’arsenal dont nous disposons pour réaliser cet objectif, je suis tout à fait pour. »