Faut-il insister ou accommoder?
Les employeurs peuvent tenter d’imposer des politiques de vaccination obligatoire, mais ne peuvent ignorer les enjeux entourant les croyances religieuses et la protection de la vie privée.
Alors que l’admissibilité à recevoir un vaccin contre la COVID-19 continue à s’étendre au Canada, certains employeurs envisagent de rendre cette immunisation obligatoire dans leurs lieux de travail.
Toutefois, les experts recommandent la prudence quant à la mise en œuvre de ces mesures.
Ryan Watkins, avocat spécialisé en droit du travail et associé chez Whitten & Lublin à Toronto, dit que les employeurs ont probablement le droit de mettre en œuvre une politique sur la vaccination « pour préserver la sécurité du reste des effectifs, particulièrement dans les secteurs dans lesquels les travailleurs sont en contact avec le public ». Cela a fonctionné dans d’autres circonstances, dit-il, indiquant des politiques similaires dans les écoles publiques où les élèves doivent être vaccinés pour pouvoir être inscrits « sauf exception médicale ou religieuse ».
En vertu des lois provinciales en matière de santé et de sécurité, les employeurs ont le droit de protéger leurs travailleurs, dit Me Watkins, ce qui inclut une protection contre un virus qui a causé une pandémie mondiale.
Jason K. Wong, avocat de Toronto spécialisé en droit du travail, dit que les employeurs doivent être prudents lorsqu’ils exigent que leurs employés produisent une preuve de vaccination. « Mieux vaut avoir un dialogue ouvert pour comprendre les préoccupations de l’employé et s’assurer que les employeurs communiquent les raisons pour lesquelles ils envisagent des politiques sur la vaccination », dit-il.
Les employeurs doivent « être conscients de la question des droits de la personne ajoute-t-il. Le Code des droits de la personne prévoit qu’un employé a le droit de refuser de se faire vacciner s’il invoque des raisons religieuses ou médicales. » Cela signifie que l’employeur devrait prendre au sérieux toute demande de mesures d’adaptation présentée par un employé « et faire preuve de diligence raisonnable pour s’assurer que ce besoin d’adaptation est satisfait. »
Les employeurs peuvent demander à l’employé les raisons pour lesquelles il ne veut pas être vacciné. « S’il s’agit d’une raison religieuse ou médicale qui peut être prouvée et documentée, elle doit être prise au sérieux au cas par cas, dit-il. Toutefois, si un employé affirme ne pas croire en l’utilité des vaccins, ce n’est pas, à mon avis, une raison suffisante. Cela ne répond pas au critère seuil prévu par le Code des droits de la personne. »
Si un employé refuse l’immunisation contre la COVID-19, Me Wong dit qu’un employeur peut choisir de trouver une autre manière de répondre à ses inquiétudes, par exemple par la distanciation sociale et le port de masques.
Il dit qu’il serait improbable qu’un employeur puisse congédier un employé pour un motif valable quand il refuse un vaccin et qu’il serait probablement tenu de lui donner un préavis.
Demander aux employés de fournir une preuve de vaccination peut également soulever des préoccupations quant à la protection de la vie privée.
Brenda McPhail, directrice Vie privée, technologie et surveillance à l’Association canadienne des libertés civiles, dit qu’une politique sur la vaccination obligatoire est « une mesure extrêmement grave qui ne devrait pas être prise à la légère ».
« Autoriser une entité privée telle qu’un employeur à recueillir et à utiliser des renseignements confidentiels sur la santé a de considérables implications quant à la protection des renseignements personnels, dit Mme McPhail. Demander aux personnes de produire une preuve de vaccination, ce qui équivaut à la preuve d’une décision personnelle en matière médicale, pour qu’elle puisse participer à la vie publique constitue une demande intrusive. »
Madame McPhail dit que cela soulève des questions quant à la proportionnalité de cette intrusion par rapport aux avantages en matière de santé publique.
« Cette analyse de la proportionnalité doit être précise puisque nous voulons connaître les protections fournies par les vaccins et s’il est nécessaire, et proportionné à la lumière des circonstances, d’obliger les personnes à révéler la décision qu’elles ont prise d’accepter ou non de se faire vacciner », dit-elle. Elle recommande aux employeurs d’être prudents lorsqu’ils établissent une politique exigeant la vaccination.
« Pour une faible minorité, la vaccination n’est pas indiquée du point de vue médical, dit Mme McPhail. « Nous pouvons imaginer une situation dans laquelle un employeur ne trouverait pas suffisante la réponse “Je ne suis pas vacciné, car ce n’était pas approprié pour moi du point de vue médical” et demanderait alors, “Pourquoi cela n’est-il pas approprié du point de vue médical?” L’invasion de la vie privée s’accroît au fil de la conversation. »
Ainsi, les employés ne sont généralement pas tenus de révéler à leur employeur leurs maladies auto-immunes, dit Mme McPhail, mais les questions connexes à une politique sur les vaccins obligatoires pourraient se traduire par la nécessité de les révéler.
« Demander aux gens de révéler s’ils décident de se faire vacciner ou non pose des problèmes, qui vont prendre de l’ampleur lorsqu’en cas de choix contre la vaccination, on tente de découvrir la raison de ce choix », prévient-elle.
Bien que Me McPhail dise s’attendre à ce qu’à l’avenir les tribunaux doivent se prononcer au sujet de la vaccination obligatoire contre la COVID-19, la jurisprudence actuelle n’est pas d’un grand secours.
« C’est ce qui est difficile, dit Me Watkins. Nous ne nous sommes jamais trouvés dans une telle situation. »
Maître Watkins fait remarquer que la jurisprudence concernant les vaccins obligatoires contre la grippe n’est pas homogène, les décisions étant rendues au cas par cas en fonction des circonstances.
« Cependant, ces affaires portaient sur le vaccin contre la grippe. La COVID-19 est plus contagieuse, plus meurtrière et a créé une pandémie à l’échelle mondiale. Ce paradigme a donc évolué, dit-il. Je pense que nous devons attendre et voir ce qui arrivera. »
Quant à elle, Mme McPhail dit constater les effets de la lassitude face à la COVID-19.
« Nous en avons tous assez de cette situation, dit-elle. Nous souhaitons tous désespérément retrouver une forme de normalité où nous retournerons au bureau, où nous serons ensemble dans les rues, dans les magasins, à la maison. Cependant, le risque est bien réel que les organisations des secteurs public et privé prennent des décisions dictées par la lassitude et la crainte plutôt que par ce qui est vraiment approprié et juste et ce qui va établir la nouvelle normalité à laquelle nous aspirons tous. »