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Le lien social: Quand juges et avocats se rencontrent

Les deux hommes sont attablés devant un repas léger chez Modavie, dans le Vieux-Montréal, Me Stéphane Verreau Verge, venu de Québec, a choisi le tartare de saumon, tandis que l’ex-juge en chef de la Cour supérieure, François Rolland, déguste un bar accompagné de légumes — sans féculent. Il n’y aura pas de vin, ce midi, pour ceux qui discutent des relations entre avocat et juge dans un contexte social.

Two men are seated together for a light meal at Modavie in Old Montréal

LES CONVIVES

Le juge retraité: L’honorable François Rolland. Nommé juge à la Cour supérieure du Québec en 1996, puis juge en chef en 2004. Depuis 2015, s’occupe du programme de remboursement volontaire mis en place par Québec à la suite de fraudes dans les contrats publics révélées par la Commission Charbonneau.

L’avocat: Stéphane Verreau Verge, Lévis. Plaideur en droit civil qui cofonde Verreau Dufresne Avocats en 2013. En 2015, lance un site internet d’accompagnement pour les citoyens déposant des dossiers devant la Cour des petites créances.

 

« À chaque fois que je croise un juge à l’extérieur de la cour, je me demande comment réagir, lance d’entrée de jeu Me Verreau Verge. Comment l'aborder? Les avocats ont beau connaître votre droit de réserve, mais je ne suis pas sûr qu’ils comprennent bien son application dans la vie de tous les jours ».

« Le malaise est normal, s’empresse de répondre Me Rolland. Quand un avocat débute dans la profession, il est terrorisé devant un juge. Mais plus il avance en âge — et en crédibilité — plus il devient à l’aise. »

L’éthique et le code de déontologie le demandent: le juge doit se mettre à l’abri des influences. Il doit se garder d’émettre des commentaires sur les enjeux qui touchent la société, la politique, les affaires publiques.

« Je dis toujours à mes étudiants: quand un avocat est nommé juge, il devient ennuyant dans les parties! » lance en riant Me Rolland.

Cette obligation, soutient-il, est encore plus forte au Canada qu’aux États-Unis. Car ici, le juge doit maintenir non seulement son impartialité, mais l’apparence d’impartialité. C’est pourquoi, lorsqu’il est nommé juge, il dresse la liste de proches (amis, familles, cabinets où il a travaillé) dont il ne pourra pas entendre les causes afin de garantir son indépendance.

Les choses étaient différentes dans le passé, croit-il. Voilà 20 ans, les interactions entre juges et avocats dans un contexte social étaient moins fréquentes — et même lors de conférences, les avocats ne discutaient pas avec les juges.

Selon Me Rolland, le risque d’influence est plus élevé du côté des parties que de celui des avocats. « Si un jugement n'est pas encore rendu, les rencontres avec les parties sont très problématiques. Si le jugement est rendu, elles demeurent inconfortables », affirme-t-il.

Par contre, pour les événements sociaux, la discrétion est de mise. « En principe, un juge a le droit d’assister à une soirée dans le cadre d’un congrès du Barreau, si tous les congressistes sont invités, explique Me Rolland. Mais si l’événement est commandité par une compagnie et que le juge a entendu une cause l'impliquant et qui est en délibéré, le juge ne doit pas y aller, estime-t-il. Il faut considérer l’apparence de conflit, rappelle-t-il. « Dans le doute, on s’abstient ».

Cela dit, le juge reste un être humain. La proximité peut exister entre un juge et un avocat et ne pas poser problème, si on ne franchit pas les limites. En région, il arrive souvent que juge et avocats se retrouvent au même restaurant le midi. La solution?

« Soit que les avocats aillent tous manger à la table du juge, ou alors il mangera seul! » tranche Me Rolland. Il arrive aussi que le juge soit proche d’un avocat qui a déjà été son stagiaire, ajoute-t-il. Mais ce dernier évitera de le placer dans une situation embarrassante.

Me Verreau Verge avance que les avocats ont eux aussi une responsabilité: ils ne doivent pas inciter le juge à sortir de sa réserve.

Chose certaine, les rencontres entre juges et avocats à l’extérieur de la cour se multiplient. Me Verreau Verge fait partie de cette génération de jeunes avocats qui les souhaitent, de façon encadrée toutefois, et dans le seul but de discuter des enjeux liés à la profession.

« Je crois que les juges et les avocats doivent se mobiliser et échanger afin de moderniser le système juridique et le rendre plus efficace. » Me Rolland abonde: « Vous avez raison. Et c’est possible de se connaître sans perdre son impartialité. »