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Uber difficile

<p> Comment encadrer la nouvelle réalité économique ?</p>

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À un certain moment durant l'ère industrielle, Oliver Wendell Holmes a souligné que le droit n’évolue qu’en réaction aux changements sociaux : « On ne peut rien y faire, c’est dans l’ordre des choses que le droit doit être en retard sur son temps ».

Ça a pris des décennies, d’ailleurs, pour que les gouvernements se penchent sur certains des problèmes sociaux les plus importants de cette époque : la main-d’œuvre infantile, la sécurité au travail, les logements abordables. Et un siècle plus tard, alors qu’on cherche nos repères en cette ère de l’information, les législateurs font encore une fois l’objet de pressions pour s’adapter aux nouvelles réalités économiques.

L’économie du partage, caractérisée par une main-d’œuvre de pigistes et nouveaux entrepreneurs connectés de manière digitale, a changé notre manière de faire les choses de plusieurs façons. Le rythme s’est accéléré, et il y a un sentiment d’urgence de plus en plus grand quant au besoin de régler rapidement de nouveaux problèmes sociaux, comme la pression à la baisse sur la rémunération et la protection inadéquate des consommateurs. En même temps, nous voulons créer un environnement réglementaire qui ne tue pas prématurément de vieilles industries, tout en ménageant un espace suffisant pour permettre à ceux qui innovent de croître et de prendre de l’expansion.

Le Québec est récemment devenu la première province au Canada à proposer une loi pour encadrer le service de partage de logements Airbnb. Si cette loi est adoptée à l’Assemblée nationale, quiconque loue un logement ou une chambre à un visiteur sera soumis aux mêmes règles que l’industrie hôtelière. Le premier ministre Philippe Couillard a aussi signalé son ouverture à légaliser – et réglementer – les services de transport comme Uber. En Ontario, un projet de loi émanant de l’ancien chef conservateur Tim Hudak ferait essentiellement la même chose.

Pendant ce temps, les organismes de réglementation des valeurs mobilières du Canada peinent à trouver l’équilibre entre la protection des investisseurs et la stimulation de l’innovation. Dans un rapport rendu public en août, la Chambre de commerce de l’Ontario a exhorté Ottawa à répondre à la croissance de cette économie du partage en proposant des changements législatifs pour régler des problèmes relatifs à la couverture d’assurance, à la conformité fiscale et à l’absence d’une sécurité sociale adéquate pour les entrepreneurs indépendants.

C’est la même histoire à l’étranger : des démarches ont été entreprises au Congrès américain pour catégoriser ses chauffeurs sur demande comme des employés – une approche qui a reçu la bénédiction de la candidate démocrate Hillary Clinton.

Ce ne sont que quelques-unes des questions auxquelles les législateurs devront s’attarder au cours des prochaines années – sans parler des autres défis qui atterriront bientôt sur leurs bureaux, comme les voitures sans conducteurs, la responsabilité des produits imprimés en trois dimensions et le sort des données générées par les utilisateurs sur des plateformes de partage.

Mais absente de cette discussion est une compréhension empirique des répercussions réelles de l’économie de partage.

Plus tôt cette année, la CIBC a rendu publique une étude qui concluait que la qualité des emplois au Canada avait dramatiquement chuté au cours du dernier quart de siècle, en grande partie en raison des emplois à temps partiel qui ont augmenté à un rythme beaucoup plus rapide que ceux à temps plein. L’étude a alimenté la perception voulant que l’économie du partage pousse les Canadiens vers des emplois moins bien rémunérés. Pourtant, selon une autre étude publiée par Statistique Canada l’an dernier, il y avait en proportion plus de gens employés à temps plein en 2014 qu’au milieu des années 1970. De même, les travailleurs autonomes – un groupe qui inclut les pigistes, les entrepreneurs indépendants et les propriétaires d’entreprise – représentent environ 15 % de la main-d’œuvre au Canada, une statistique qui est restée à peu près au même point au cours de la dernière décennie.

Il y a un certain débat parmi les experts pour savoir si les salaires ont réellement baissé au cours des dernières années. Mais même en tenant pour acquis que la qualité des emplois s’est détériorée, à quel point le phénomène est-il et quelle portion de la situation est attribuable à l’économie du partage ou à la mondialisation de manière plus générale ? Certains observateurs ont suggéré que l’économie du partage constitue un apport positif en créant de nouvelles opportunités d’emploi.

Il est aussi fréquent d’entendre dire que la croissance d’Airbnb se fait aux dépens de l’industrie hôtelière, alors qu’il y a aussi des éléments qui démontrent que le service de location a ouvert de nouveaux marchés pour des voyageurs qui en auraient été écartés par des options de logement trop dispendieuses.

Pour l’instant, personne ne peut dire avec certitude à quel point cette nouvelle économie est dommageable ou bénéfique. 

C’est un objectif louable que de faire de la place pour un nouveau modèle tout en essayant de prévenir les dommages qui pourraient en découler. Mais pour le faire de manière efficace, les gouvernements devront regarder au-delà des services de partage qui ont bâti des marchés de plusieurs milliards de dollars et défrayé la chronique, et adopter l’approche sensée de plutôt réglementer l’ère de l’information en elle-même.

Dans une récente entrevue au Chicago Tribune, la Commissaire américaine au commerce, Maureen Ohlhausen, a parlé de l’importance pour les organismes de réglementation de faire preuve d’humilité avant de se dépêcher à adopter de nouveaux cadres législatifs. « Nous devons comprendre ce qu’est la technologie et quels sont les modèles d’affaires qu’elle permet », a-t-elle déclaré. Pour ce faire, les législateurs et régulateurs devront faire leurs devoirs.

Le droit est peut-être en retard sur son époque. Mais c’est dans l’ordre des choses, si on ne veut pas mettre la charrue devant les bœufs.