La théorie critique de la race et la formation juridique
Ce n’est pas qu’une théorie. C’est aussi une façon pratique d’exercer le droit.
Si l’expression critical race theory vous était familière avant cette année, vous avez sans doute envie de hurler chaque fois que les médias présentent la controverse actuelle autour de la théorie critique de la race (TCR) aux États-Unis comme un « débat ».
Pour qu’il y ait débat, il faut que les deux parties parlent au moins approximativement de la même chose. Vieille de plusieurs dizaines d’années déjà, la TCR propose un cadre d’analyse mettant en lumière le rôle du racisme, notamment, dans l’élaboration et l’exécution des lois. L’idée n’est pas de démontrer qu’un pays est irrémédiablement raciste, ni d’apprendre aux jeunes Blancs à haïr leur couleur de peau.
En fait, il n’est même pas question d’inculquer quoi que ce soit aux « jeunes ». La TCR n’occupe qu’une place marginale dans les travaux des étudiants du premier cycle universitaire, et elle n’est certainement pas prête de s’immiscer dans l’éducation primaire nord-américaine. La version de la TCR qui hérisse les pontifes est un artifice rhétorique. Comme l’évolutionnisme et le postmodernisme, la TCR semble être combattue le plus farouchement par des gens qui ne savent pas (ou se fichent de savoir) ce qu’elle signifie réellement.
Cela dit, les tendances politiques américaines (même les plus absurdes) finissent habituellement par filtrer dans la vie canadienne. Certaines facultés de droit canadiennes ont commencé à incorporer la TCR dans les travaux des étudiants ou à lui consacrer un cours. Mais personne ne leur demande de se justifier – pas encore.
« Des collègues m’ont poliment conseillé d’être sur mes gardes. Personne ne m’a dit ouvertement “Vous n’obtiendrez pas la titularisation” », confie Danardo S. Jones, professeur adjoint à la faculté de droit de l’Université de Windsor, qui mobilise la TCR dans ses cours sur l’accès à la justice et le droit pénal.
« Si la TCR n’est pas controversée au Canada, c’est qu’elle n’est pas encore très répandue. Elle est très peu enseignée à l’université. »
Une situation qui semble changer, toutefois. La TCR accroît sa présence dans les facultés de droit canadiennes. L’Université de la Saskatchewan et l’Université Lakehead lancent toutes deux un nouveau cours sur la TCR cet automne. Le cours de la première affichait complet dès le premier jour des inscriptions, et celui de la seconde était réclamé par les étudiants.
« De nombreux étudiants noirs et racialisés ressentent le besoin de faire plus que simplement incorporer certains principes et outils de la TCR dans leurs travaux de cours, explique Jula Hughes, doyenne de la faculté de droit Bora Laskin, à l’Université Lakehead. Ils veulent provoquer des changements dans un milieu où les juristes noirs et racialisés sont rarement nommés associés directeurs dans les cabinets, et où ils sont souvent pris pour les défendeurs dans les procédures criminelles. »
Le point de départ de la TCR est le fait que la race est une fiction sur le plan biologique et une construction sociale – le genre de différence qui a peu à voir avec les gènes et beaucoup avec la façon dont la société fonctionne. La TCR ne considère pas le racisme comme une aberration à la marge d’une culture par ailleurs égalitaire (le fait de « brebis galeuses »), mais comme une chose appartenant à la trame même de nos politiques et de nos lois. Elle écarte les prétentions de la méritocratie et de la « cécité à la couleur » (colour-blindness) pour examiner les effets concrets – en éducation, sur le statut socioéconomique, dans le système de justice.
Tout cela a peut-être l’air très abstrait. Mais la TCR a un rôle concret à jouer dans la formation des juristes. La TCR embrasse l’« expérience vécue » des personnes de couleur dans leurs relations avec le système de justice. Elle rejette l’école du « droit naturel » et conçoit le droit comme une créature de l’être humain qui possède ses propres biais intrinsèques. Ce qui signifie qu’elle incite notamment les juristes à écouter attentivement leurs clients.
« Si vous considérez que l’exercice du droit consiste strictement en une application neutre de la loi aux faits, vous rendez un bien mauvais service à vos clients », lance Joshua Sealy-Harrington, qui s’appuie beaucoup sur la TCR dans ses recherches et son enseignement à la faculté de droit Lincoln Alexander, à l’Université Ryerson.
« On ne demande pas seulement aux juges de déterminer ce qui est légal. On leur demande aussi de réfléchir à ce qui est “juste” et “raisonnable”. Il s’agit de jugements de valeur. Les juges ne sont pas des automates. »
« Si votre client Noir raconte qu’il a été arrêté par la police et que vous abordez la question exclusivement sous l’angle de la Charte, vous risquez de plomber sérieusement votre défense », estime M. Jones. « La question du profilage racial ne concerne pas les intentions particulières d’un policier particulier. Il s’agit de prendre conscience du rôle que joue la race dans les activités policières et d’y fonder sa défense. Ça peut faire toute la différence entre faire acquitter son client ou le voir passer les années suivantes derrière les barreaux. »
« Il n’y a donc pas ici d’opposition entre théorie et pratique. La TCR est une approche pratique du droit. »
C’est aussi une théorie remarquablement adaptable. Apparue d’abord sous la forme d’une analyse critique de l’expérience des Noirs aux États-Unis, elle a depuis donné naissance à des domaines distincts qui traitent des effets du racisme systémique sur les communautés autochtones, asiatiques et latino-américaines. La TCR a trouvé application en droit constitutionnel, en droit des biens et en droit contractuel.
« Le droit fiscal est un domaine florissant de l’analyse critique de la race, illustre Me Sealy-Harrington. On a l’habitude de considérer le droit fiscal comme parfaitement neutre, comme purement mathématique, mais il y a peu de choses dans une société qui maintiennent plus systématiquement la hiérarchie raciale que les lois fiscales. »
Il y a une autre bonne raison d’exposer les étudiants à la TCR, avance Angela Lee, professeure adjointe à la faculté de droit Lincoln Alexander de l’Université Ryerson : une formation en droit devrait aller au-delà « des lois et de la doctrine ».
« Il est impératif de leur parler de justice – de ce que la justice exige, de ce qui y fait obstacle, et de la façon dont on peut la faire progresser, que ce soit par la loi ou autrement. »
Les détracteurs de la TCR dans les établissements postsecondaires canadiens pourraient soutenir qu’elle est mal adaptée à notre contexte – que l’histoire des relations raciales au Canada est tout simplement trop différente de celle qu’ont connue les États-Unis. Carmen Gillies, professeure adjointe à la faculté d’éducation de l’Université de la Saskatchewan, se sert de la TCR dans ses travaux sur l’éducation autochtone. Selon elle, si les deux histoires diffèrent dans les détails, les idées maîtresses de la TCR sur le racisme systémique s’appliquent néanmoins aussi bien ici que là-bas.
« À sa fondation, la TCR traitait davantage des droits civils que des questions de souveraineté ou de territoire, reconnaît-elle. Mais l’oppression des Noirs et l’oppression des Autochtones ne peuvent être traitées comme des processus distincts. Elles sont nettement liées. »
Selon Scott Franks, professeur adjoint à la faculté de droit Lincoln Alexander, les facultés de droit qui appliquent la TCR à l’expérience autochtone au Canada devraient garder à l’esprit un fait important : que le racisme systémique envers les Autochtones au Canada découle du projet colonial, qui avait pour but de dépouiller les peuples autochtones de leur souveraineté.
« L’oppression des Autochtones n’est pas structurée que par le racisme, explique-t-il, mais aussi par le colonialisme, une idéologie qui favorise les allochtones, indépendamment de la question de savoir si ces personnes sont racialisés ou non. »
« Une vision critique ou antiraciste qui maintient les prétentions de contrôle de l’État sur les terres et le corps des Autochtones et qui imagine la réaffectation des ressources – matérielles ou symboliques – de l’État colonisateur aux personnes non-autochtones ne peut être considérée comme une réponse complète à l’oppression. »
La TCR pourrait-elle devenir un sujet de controverse politique au Canada? Peut-être. Me Hughes est plus optimiste. Selon elle, l’engouement de ses étudiants pour la TCR – et la réponse émotive des Canadiens à la découverte des tombes non marquées sur le site d’anciens pensionnats indiens – montre bien qu’« en tant que nation, nous voulons mieux faire, nous sommes attachés à l’idée d’égalité, et nous voulons être une société égalitaire ».
« C’est une chose très encourageante. »