Entretien avec le juge en chef
À l’Assemblée générale de l’ABC, Richard Wagner nous a parlé de la confiance des Canadiens dans le système judiciaire, de ses préoccupations quant à l'abandon de certaines innovations adoptées par les tribunaux durant la pandémie et du rôle des intervenants.
ABC National : Selon un sondage Angus Reid, publié en octobre dernier, on note que 48 % des Canadiens ont confiance en la Cour suprême (contre 43 %). Plus de la moitié (55 %) dit ne pas avoir confiance en nos tribunaux provinciaux. Faut-il s’inquiéter de ces chiffres?
Le juge en chef Richard Wagner : Je pense qu’en 2012 c’était [autour de] 31 % de confiance. C’est monté à 48 % aujourd’hui. Je vois ça de façon positive, mais il y a du travail à faire. J’ai toujours dit que c’est difficile d’avoir confiance dans quelque chose qu’on ne connaît pas, d’où la responsabilité pour ceux qui sont impliqués dans le domaine de la justice de faire connaître le système. Je suis convaincu que plus on fera connaître le système de justice, les juges, leurs jugements, et l’indépendance judiciaire qui les anime, plus on va accroître ce pourcentage.
N. : En octobre, la Cour s’est déplacée à Québec pour entendre deux causes – une initiative pour rendre la Cour plus accessible aux Canadiens. Avez-vous des plans pour un autre déplacement ailleurs dans le pays?
RW : Absolument. Je ne peux pas vous dire encore l’endroit parce qu’on ne l’a pas déterminé. Il y a des considérations régionales. Ça prend un endroit qui peut nous accueillir. Mais c’est une activité qui a été un très grand succès – à Winnipeg [en 2019] et à Québec. Ça répondait à un besoin parce que c’est la population qui est venue nous voir. Puis en même temps, ce n’est pas à sens unique. Les juges ont vu la réalité des citoyens, leurs priorités, quels étaient leurs principaux problèmes. Je suis peut-être biaisé, mais je pense qu’on a une des meilleures magistratures au monde. On exporte notre expertise dans d’autres pays – la manière de rendre des jugements, comment les rédiger, l’indépendance judiciaire, la manière de nommer les juges. Je préside l’INM – l’Institut national de la magistrature – on était en Ukraine jusqu’au début de la guerre pendant dix ans de temps, à former les juges. Ça m’amène à conclure qu’on a probablement la magistrature dans le monde qui est la mieux formée. J’aimerais que les citoyens le sachent. Une des manières de le faire est d’aller dans des villes à tous les deux ou trois ans pour faire connaître notre travail.
N. : Lors des audiences à Québec, vous avez fait quelques interventions concernant le rôle des intervenants. Avez-vous un message précis que la cour souhaite leur communiquer?
RW : Pour nous, c’est essentiel d’avoir la perspective de gens qui ne sont pas impliqués en tant que parties dans un dossier, donc il faut éviter qu’il y ait de la répétition. Vous savez, ils ont cinq minutes, avec l’entente que si un intervenant devant la cour apporte un éclairage vraiment d’importance et d’intérêt, le juge en chef peu lui accorder plus de temps. Ça arrive en pratique parce que je considère, pour l’intérêt des justiciables, que la présentation de l’intervenant mérite un peu plus de temps.
N. : Si vous avez un conseil à donner aux intervenants, ça serait lequel?
RW : De s’assurer qu’ils viennent apporter à la cour un éclairage différent que celui des parties.
N. : La cour ne donne pas ses raisons quant aux demandes d’autorisation d’appel. Elle en reçoit plusieurs centaines donc il est probablement irréaliste de s’attendre à ce qu’elles soient données pour toutes les requêtes. Mais faudrait-il parfois faire des exceptions?
RW : Je ne pense pas. Premièrement, il y a le nombre—au plus bas, autour de 400 requêtes pour permission d’appeler par année. S’il fallait donner des motifs pour chacune de ces requêtes, on n’y arriverait pas. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles les requêtes pour permission d’appeler sont rejetées. Ça peut être parce que ce n’est pas d’intérêt public. Ça peut être également parce que le dossier n’est pas mûr, parce qu’on attend d’autres décisions dans les cours d’appel à travers le pays avant de se prononcer. Alors on ne peut pas commencer à justifier dans chacun de ces dossiers-là les raisons pour lesquelles, dans un dossier par rapport à un autre, on va l’accueillir ou non. Quand les requêtes sont accueillies, c’est parce que c’est d’intérêt public. C’est ça qui est l’essentiel.
N. : Vous avez coprésidé le comité d’action sur le fonctionnement des tribunaux en réponse à la COVID-19 qui a reconnu les nombreux avantages des audiences virtuelles et des assouplissements procéduraux. On apprend maintenant que dans certaines juridictions il y a un glissement vers d’anciennes pratiques, surtout dans le contexte du droit familial. Vous inquiétez-vous d’un retour en arrière?
RW : J’entends les mêmes bruits que vous selon lesquels certaines cours reviennent en arrière et reprennent leurs anciennes méthodes. Je pense que c’est une erreur… Je l’ai dit que la COVID-19 c’était la crise dont on avait besoin pour découvrir jusqu’à quel point il fallait moderniser notre système. Ça serait dommage de revenir en arrière parce que, soi-disant, c’est plus facile ou c’est plus agréable. Il faut bâtir sur les nouvelles technologies. Je prends l’exemple de notre portail à la Cour suprême, devenu en vigueur le 30 janvier dernier, pour faciliter le dépôt sécuritaire des procédures, non seulement par les avocats, mais également les gens qui se représentent seuls. Ça, c’est de l’accès à la justice.
N : Mais c’est un luxe pour la Cour suprême. En ce moment, on déplore dans plusieurs juridictions le manque de ressources.
RW : Je me réfère aux déclarations de la juge en chef, Marie-Anne Paquette de la Cour supérieure qui disait que le système judiciaire tient par du « duct tape ». Ça veut tout dire ça, puis elle a raison. Il manque de ressources judiciaires. La technologie n’est pas encore assez avancée. Les employés quittent parce qu’ils ne sont pas assez payés. Depuis déjà plusieurs années, les systèmes de justice dans les sociétés de droit démocratiques—pas juste au Québec, pas juste au Canada, dans le monde entier—est sous-financé. Les gouvernements ont investi surtout en santé et en éducation, ce qui est fondamental, mais le système de justice a toujours été mis de côté, comme si on pouvait s’arranger. Alors les juges s’arrangent, ils sont créatifs, mais ils n’ont pas les moyens suffisants. Là, il y a eu la COVID, il y a eu l’arrêt Jordan qu’on a rendu en 2016 qui a lancé un signal d’alarme qu’il faut investir dans le système de justice. Il y a eu des investissements, il faut le dire, de la part des gouvernements provinciaux, puis de la part du fédéral, mais pas encore assez. On part de loin.
N : On entend aussi de manière anecdotique qu’une crise d’épuisement professionnel se fait sentir au sein de la magistrature. Quelle est votre réaction?
RW : Je suis un juriste depuis 1980. La santé mentale dans le domaine juridique et judiciaire, on n’en parlait pas beaucoup avant. Il y avait une certaine gêne probablement à cause de la nature des fonctions, non seulement pour les avocats, mais également pour les juges. C’est un phénomène qui existe et qui a probablement été exacerbé avec la crise de la COVID. La première façon de régler le problème, c’est d’en parler. Je me promène dans toutes les provinces; les juges sont épuisés. Évidemment, on en parle moins, mais c’est une réalité et il faut faire très attention. Le danger c’est la dépression, et de ne pas être en mesure de rendre les services comme les gens ont le droit de les recevoir. D’où l’importance de s’assurer de la santé mentale de, non seulement de nos juges, mais de nos juristes également. Alors l’INM a une certaine formation à ce niveau-là. Notre comité d’action Lametti-Wagner, s’adresse à cette question-là. Je sais que le Barreau canadien est sensible à cet enjeu-là. Je pense que plus d’intervenants dans le domaine de la justice vont regarder ça. On est sur la bonne voie, comparativement à il y a 10 ans.
Cette entrevue a été abrégée aux fins de publication.