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Entretien avec le ministre de la Justice

David Lametti nous a parlé des postes à pourvoir à la magistrature, du report de l’expansion de l’aide médicale à mourir et de la décriminalisation de la possession de drogue en Colombie-Britannique.

Justice Minister David Lametti
Photo: Blair Gable

ABC National : Selon les dernières statistiques, environ 10 % des postes de juges au Canada sont à pourvoir. Nous recevons en parallèle des rapports selon lesquels les juges, à court de ressources et de personnel, souffrent d’épuisement. Quelle est votre évaluation de l’état du système judiciaire canadien?

David Lametti, ministre de la Justice : Comme toutes les autres structures institutionnelles canadiennes, le système judiciaire a subi les pressions de la pandémie. Je suis prêt à travailler avec mes partenaires des provinces et à mobiliser des ressources pour les soutenir. Les tribunaux provinciaux ne relèvent pas de ma compétence, mais je suis prêt à faire tout mon possible pour les aider. 

N : Qu’en est-il des postes à pourvoir? 

DL : C’est un nombre qui fluctue. Nous avons créé plusieurs nouveaux postes, de sorte que le nombre total de postes a augmenté depuis que je suis ministre de la Justice. Nous avons un processus rigoureux de sélection des juges. D’autres nominations sont prévues. 

N : À quelles difficultés se bute le processus de nomination? 

DL : Tout d’abord, les bons candidats doivent être encouragés à postuler. Nous avons besoin de plus de candidats de qualité pour remplir les bassins. Chaque province a des bassins différents, et certaines provinces ont plus d’un bassin. Et puis, il y a la Cour fédérale. Les comités consultatifs pour la magistrature examinent les dossiers. Ils sont maintenant formés pour trois ans au lieu de deux, ce qui leur permet d’évaluer plus de dossiers. Je suis très fier de la qualité et de la diversité des nominations que j’ai faites. Faire du bon travail demande du temps. Les élections font aussi parfois obstacle. 

N : Je sais qu’une partie de ce dossier échappe à votre compétence, mais vous avez coprésidé le Comité d’action sur l’administration des tribunaux en réponse à la COVID-19, qui a analysé les avantages et les défis associés aux audiences à distance. Or, on nous rapporte que certains ressorts sont en train de revenir à leurs anciennes habitudes, imposant la tenue d’audiences en personne qui ne sont pas nécessaires. C’est aussi un constat assez largement partagé que les contraintes procédurales empêchent parfois les tribunaux de faire ce qui doit être fait. Selon vous, les parties prenantes du système judiciaire accordent-elles suffisamment d’attention aux obstacles procéduraux à l’administration de la justice?

DL : Je pense que nous l’avons fait. En décembre, nous avons adopté le projet de loi S-4, en grande partie à la demande des provinces (en particulier l’Ontario et le Québec), qui élargit les possibilités de comparution à distance (audio, vidéo) et prévoit des garanties appropriées pour les accusés au criminel et une attention particulière pour les personnes qui se représentent elles-mêmes. Le projet de loi répondait aussi en grande partie à ce que demandait le Comité d’action et à ce que nous demandait l’ABC. C’est donc en vigueur depuis le début de cette année. 

N : Craignez-vous que les tribunaux reprennent de mauvaises habitudes? 

DL : J’espère que non. Nous devons adopter les meilleures pratiques. Cela peut signifier des procédures virtuelles dans certains cas, et des procédures en personne dans d’autres, selon la nature de l’affaire. Ce que nous essayons de faire, c’est de donner aux provinces et aux territoires plus de souplesse pour administrer leur système judiciaire et répondre aux besoins des personnes qui y participent. Et nous pensons que les choses vont dans la bonne direction. De toute évidence, il faudra investir dans la technologie. On a sans doute besoin de plus de ressources, je comprends cela. Mais il manque aussi de connexion à large bande partout au Canada. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique a pour objectif de faire en sorte que 98 % des Canadiens soient branchés à la haute vitesse d’ici 2026. C’est un gros défi, étant donné la géographie du pays. Mais c’est absolument nécessaire d’y parvenir avant de pouvoir faire pression sur les provinces et les territoires qui avancent plus lentement sur le front technologique. 

N : Vous avez reporté l’élargissement de l’accès à l’aide médicale à mourir aux personnes dont les troubles mentaux constituent le seul problème médical invoqué. C’est une question qui divise, et les deux camps ont exprimé des inquiétudes concernant certains facteurs sociaux, dont la pauvreté. Est-ce que c’est ce qui a motivé la décision de lui donner plus de temps? 

DL : C’est une question distincte, et ça ne fait pas partie des raisons du report. Nous souhaitons simplement nous assurer que les experts, les cliniciens, les facultés de médecine et les organismes de réglementation à travers le Canada sont sur la même longueur d’onde. Beaucoup de travail a été effectué dans l’élaboration des normes régissant les troubles mentaux comme unique condition invoquée pour l’aide médicale à mourir, des protocoles fédéraux et des protocoles de certaines provinces. Mais des divergences demeurent. Et pour obtenir le contrat social d’aller de l’avant, il faut que tout le monde intègre ces lignes directrices. Il faut que les facultés de médecine puissent les enseigner. Il faut que les organismes de réglementation provinciaux comprennent ces règles et qu’ils réglementent en conséquence. Il faut que les cliniciens comprennent de quoi il est question. 

N : Le défi est donc d’amener tout le monde à s’entendre et à bien comprendre ces protocoles. 

DL : Nous devons faire de notre mieux. En toute honnêteté, nous n’atteindrons jamais les 100 %. Nous ne les avons jamais atteints pour aucune norme ni garantie médicales. Mais il s’agit là de normes qui exigent un plus grand degré d’acceptabilité sociale. Et il est important que je précise que lorsqu’on parle de troubles mentaux ou de maladie mentale comme unique condition, on ne parle pas d’une personne déprimée ou qui a des pensées suicidaires. Ces personnes ont besoin d’aide. En tant que société, nous devons leur apporter notre aide. Ce n’est pas ce dont il s’agit ici. On parle de troubles mentaux de longue date qui ont été traités par un professionnel. C’est alors que les garanties entrent en jeu. Il vous faut un premier avis, puis un deuxième. Il faut avoir essayé tous les traitements possibles. D’après ce que je comprends du rapport du comité d’experts, un certain nombre de personnes demanderont l’aide médicale à mourir, mais très peu l’obtiendront. Et nous avons aujourd’hui accès à de bien meilleures données. La grande majorité des cas concerne encore des personnes en fin de vie : cancer, maladie en phase terminale. Même pour les cas de la voie 2 [où la mort naturelle n’est pas raisonnablement prévisible], les dernières statistiques que j’ai vues étaient […] de l’ordre d’un demi pour cent. Les cas de troubles mentaux ne représenteront qu’une fraction de cette fraction. Ce n’est pas un grand nombre de cas.

N : Santé Canada a accordé à la Colombie-Britannique une exemption à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances pour une période de trois ans, décriminalisant dans les faits la possession de quantités de drogues inférieures à 2,5 g. Les critiques craignent que cette expérience n’aggrave la crise des drogues dans la province. Elles craignent aussi que tous les facteurs qui contribuent à l’incarcération des personnes ne soient pas abordés, ou que certaines des préoccupations des citoyens relatives à la sécurité publique soient ignorées. Que répondez-vous à ces critiques?

DL : Nous travaillons en collaboration avec la Colombie-Britannique, les autorités policières de la province et la Ville de Vancouver. Et il y a eu beaucoup de discussions, notamment sur la quantité. Nous travaillons avec les autorités sanitaires, avec les autorités policières et avec les administrations, parce qu’il fallait faire quelque chose et que l’ancien plan ne fonctionnait pas. C’est pourquoi je ne parle pas d’« expérience ». Il s’agit d’une importante initiative visant à traiter des problèmes sanitaires avec des moyens sanitaires plutôt qu’avec des moyens pénaux. 

N : Mais la décriminalisation ne suffit pas à elle seule, n’est-ce pas? 

DL : Non, et la province s’engage à offrir une aide accrue en matière de santé. Nous essayons de traiter la situation comme un problème sanitaire et de voir comment le système de santé pourrait apporter un soutien approprié. Les choses ont été faites avec une grande prudence. J’espère que ce sera un succès, et nous verrons comment orienter nos efforts par la suite. C’est dans le prolongement de ce que j’ai fait avec [le projet de loi] C-5, qui a contribué à déjudiciariser ce genre d’infractions mineures en matière de drogue.