Entrevue avec le président Steeves Bujold
Le nouveau président de l’ABC nous entretient de ses priorités, de l’importance de contrer l’érosion de la confiance du public dans nos institutions démocratiques et judiciaires, et ses projets pour faire avancer les droits des personnes trans et non binaires.
ABC National : Quels sont les plus gros défis auxquels est confrontée la profession juridique au moment que vous amorcez votre présidence?
Steeves Bujold : L’érosion de la règle de droit est un des défis les plus importants auxquels nous sommes confrontés. On voit certains exemples au Canada, et des exemples plus préoccupants dans d’autres démocraties. Il y a beaucoup de sarcasme et de désengagement par rapport aux piliers de la démocratie. On voit aussi de plus en plus d’attaques contre l’indépendance judiciaire. On semble oublier que dans notre société, que lorsqu’on n’est pas d’accord avec la décision d’un juge, il ne s’agit pas de l’attaquer, ou de demander qu’il soit démis de ses fonctions, mais bien de porter la décision en appel. Les gens ne doivent pas craindre des répercussions en raison des décisions qu’ils rendent si leur comportement est exemplaire. Puis, les difficultés qu’on connaît dans notre système judiciaire n’aident pas — l’accès aux services juridiques, les coûts, les délais, le manque de ressources. Il faut trouver des solutions parce que tout ça mine la confiance qu’a le public envers les tribunaux. Si nous ne réussissons pas à résoudre ces enjeux, les citoyens vont perdre confiance et s’adresser à d’autres forums pour régler leurs différends sans passer par le système judiciaire — alors que dans une démocratie, la convention sociale veut qu’on s’adresse à un tiers indépendant qui est un juge pour régler nos différends. L’autre grand enjeu auquel nos membres sont confrontés est leur bien-être. Les juristes vivent énormément de stress dans un milieu très compétitif. Aussi, l’accès à la profession pour les plus jeunes n’est pas ce qu’elle était.
N : Quel rôle peut jouer l’ABC dans le contexte que vous décrivez?
SB : L’ABC va continuer à plaider pour l’amélioration de notre système judiciaire, la mise en place d’un financement adéquat et le déploiement de ressources suffisantes afin qu’il puisse répondre adéquatement aux besoins des Canadiens et des entreprises. C’est en nous concentrant sur cet enjeu que l’Association va contribuer à réaffirmer la primauté du droit et la confiance que les gens doivent avoir dans le système judiciaire mis à leur disposition. J’ai aussi l’intention durant mon mandat de parler plus souvent de l’importance de l’indépendance des tribunaux, et expliquer les raisons pour lesquelles on doit le faire.
N : Quelles sont vos autres priorités?
SB : Il faut continuer de s’assurer que nos membres ont les outils et les ressources pour assurer leur succès et développement professionnel, incluant le maintien de leur bien-être, parce que ça demeure un enjeu. Après plus de deux années en pandémie, la fatigue se fait de plus en plus sentir dans la communauté juridique. Un autre sujet dont je vais parler est la réalité vécue par les personnes trans et non binaires au Canada. En tant que premier président de l’ABC avec un conjoint de même sexe, je désire être un allié des membres de la communauté trans et non binaire au Canada puisqu’il nous reste beaucoup de travail à faire pour démystifier la situation des personnes trans et non binaires et adapter notre système judiciaire pour mieux répondre à leurs besoins juridiques et renforcer leur confiance dans ses acteurs.
N : En ce moment, il y a des craintes que nos institutions démocratiques au Canada œuvrent de manière à priver certains groupes de leurs droits. Par exemple, on voit les gouvernements provinciaux invoquer plus fréquemment la disposition de dérogation — un instrument démocratique qui pourtant vient limiter nos droits. Est-ce préoccupant pour vous?
SB : Tous les droits ne peuvent pas exister de façon illimitée dans l’absolu. Nous sommes constamment à la recherche de cet équilibre entre les droits des uns et les droits des autres, et aussi entre certains droits par rapport à d’autres. Ce rééquilibrage, on le voit depuis l’adoption des Chartes parce que les valeurs de notre société et les valeurs des gens qui la composent évoluent. L’inexorable marche pour l’avancement des droits de la personne ne se fait pas en ligne droite, mais prend parfois certains détours qui peuvent aussi paraître comme des reculs pour certains. En tant que juristes, il faut faire confiance à nos tribunaux et attendre que ces débats-là soient tranchés. Nos Chartes comportent un élément unique, soit une clause dérogatoire dont l’utilisation est peu balisée pour le moment. En l’absence d’amendements législatifs, il revient à nos tribunaux d’en interpréter la portée ou d’en baliser l’utilisation, le cas échéant. De telles décisions ne peuvent être rendues qu’à l’issue de longs débats que l’on souhaite qu’ils se tiennent dans la sérénité et le respect.
N : Parlez-nous de solutions au problème de l’accès à la justice.
SB : Comme pour notre système de santé, nous sommes à la recherche d’un équilibre précaire entre une justice de grande qualité et une justice accessible. La qualité passe par des procédures de plus en plus complexes, des auditions de plus en plus longues pour aller au fond de chacune des questions. Si nos besoins juridiques ne sont pas d’une extrême urgence, on attend longtemps, trop longtemps, avant d’obtenir une décision ou un règlement. Les solutions sont multifactorielles. La première étape est de bien mesurer ce qui se passe — les délais, les volumes, les ressources mises à la disposition pour qu’un tribunal puisse prendre une décision éclairée. Sans données probantes, les solutions ne peuvent qu’être approximatives. Ensuite, il faut y mettre des ressources suffisantes. C’est préoccupant que nos juges n’aient pas suffisamment de greffiers, de salles, de ressources de base à leur disposition. Évidemment, on voit que tout le marché du travail est en manque de personnel, mais quand les gens vivent une injustice, l’urgence d’obtenir une solution à cet enjeu-là et les conséquences que la personne subit sont aussi importantes souvent que les problèmes de santé. Alors l’État doit y attribuer des ressources équivalentes. Un investissement massif est requis tant au niveau du personnel qu’au niveau de la technologie pour qu’on puisse profiter des avancées importantes qu’on a faites durant la pandémie. Également, chaque avocat et chaque participant dans le système judiciaire doit s’interroger sur les ressources qui sont attribuées dans chacun des dossiers. La proportionnalité doit toujours être dans notre esprit quand vient le temps d’utiliser les ressources judiciaires. C’est aussi un exercice d’équilibre qui est difficile à faire, mais qu’on doit faire.
N : Comment l’ABC peut-elle appuyer les leaders des cabinets et des départements juridiques après tous les changements qu’on a vus depuis la pandémie?
SB : Premièrement, je dois souligner et rappeler l’excellent Rapport du Groupe de travail de l’ABC sur les enjeux juridiques liés à la COVID-19. Il contient énormément de constats et de lignes directrices quant à la prestation de services juridiques dans un contexte de justice virtuelle. La deuxième chose, c’est de l’éducation. Grâce à nos outils virtuels, nos bonnes pratiques, on doit continuer d’être un point de chute d’informations pour nos membres. Ensuite, nous devons être à l’écoute de nos membres pour connaître les difficultés qu’ils vivent. La réalité n’est pas la même dans une grande ville qu’en région, ou dans un petit cabinet, un grand bureau ou un département juridique d’une grande entreprise ou pour un juriste au service de l’État.
N : La rétention des jeunes dans les cabinets est un véritable défi ces temps-ci. Qu’est-ce que vous entendez parmi vos collègues?
SB : La lutte pour les meilleurs cerveaux est un défi pour toutes les professions. Dans la profession juridique, nous voulons avoir notre juste part des meilleurs talents parmi les générations qui nous suivent. On souhaite que notre profession soit forte, de qualité, bien formée et en mesure de maintenir sa place dans notre société. Pour ça, il faut que les générations qui nous suivent se retrouvent et se voient dans notre profession. Il faut intéresser les étudiants du secondaire, des cégeps, des collèges et des universités et bien leur faire comprendre toutes les possibilités que peut leur offrir le travail d’avocat ou de notaire. Ensuite, il faut garder l’esprit ouvert sur le décloisonnement des services juridiques à travers le Canada dans différentes juridictions. Il faut encourager les bacs à sable d’innovation et les projets pilotes qui font preuve d’innovation, de créativité, tout en s’assurant que les services juridiques sont de qualité et que le public est bien protégé. Il faut toujours être inventif pour s’assurer qu’on réponde bien aux besoins de la population, parce qu’actuellement la majorité de la population n’a pas accès à des services juridiques de qualité.
N : Un dernier mot avant de conclure l’entrevue?
SB : J’aimerais surtout souligner que l’année 2022-2023 s’annonce comme une année très prometteuse. On a réussi à stabiliser notre association en dépit des turbulences de la pandémie. Nous avons également une nouvelle chef de la direction, Johanne Bray, qui fait un travail extraordinaire à l’Association et de nouvelles personnes qui se sont jointes à son équipe. Elle a une vision et une expérience incroyable. Regardez-la aller et comme moi, vous allez être impressionnés.