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Secteur extractif et l'inclusion des femmes

Entrevue avec Caroline Briand, bénévole au projet SEIR en Afrique de l’EST

Caroline Briand, partner, Cain Lamarre, Montréal
Caroline Briand, partner, Cain Lamarre, Montréal

Caroline Briand, associée chez Cain Lamarre à Montréal, s’est rendue au Kenya et en Tanzanie en janvier pour agir à titre de conseillère technique dans le cadre du projet Soutien à l’exploitation inclusive des ressources en Afrique de l’Est (SIER). Dans un entretien avec Yves Faguy, l’avocate en droit autochtone et constitutionnel nous parle du secteur de l’extraction dans ces pays et au Canada, et nous explique les conséquences qu’il peut avoir sur la vie des femmes et l’importance du traumatisme causé par l’expropriation, dont les avocats et avocates devraient davantage tenir compte.

ABC National : Parlez-nous d’abord de votre séjour en Afrique de l’Est. Qu’avez-vous été appelée à faire là-bas?

Caroline Briand : Au Kenya, des avocats canadiens et kenyans ont été invités à parler sur les droits miniers, les droits de propriété des femmes et les ententes territoriales conclues entre les promoteurs du secteur de l’extraction et les communautés locales. J’ai parlé des problèmes entourant la relocalisation et l’indemnisation de communautés déplacées par des projets miniers. J’ai aussi participé à un groupe de discussion sur le règlement de différends dans le contexte de l’exploitation minière. En Tanzanie, j’ai présenté les pratiques exemplaires en matière de consultations avec la communauté, d’acquisition de terres et de relocalisation. Comme ma visite avait pour but de former des praticiens, nous avons organisé des ateliers pratiques. J’étais aussi là pour améliorer leur capacité à former leurs pairs ou à les mobiliser en assemblant des trousses d’outils ou en commentant l’élaboration de politiques, par exemple. Les participants étaient très enthousiastes et motivés.

N : Pouvez-vous nommer quelques-unes des plus grandes difficultés éprouvées par les femmes kenyanes et tanzaniennes?

CB : La législation n’est pas encore arrivée au point où elle garantit les mêmes droits de propriété et l’égalité des chances aux femmes. Il y a aussi des différences culturelles. Nos pairs là-bas nous ont expliqué qu’à l’intérieur même de la Tanzanie, il existe différents groupes ethniques qui ont des points de vue divergents sur la place des femmes dans la société. Donc les conséquences potentielles sur la vie des femmes varieront beaucoup selon l’emplacement du projet minier. Ces différences culturelles nous obligent à adapter nos stratégies en fonction de l’endroit où l’on se trouve dans le pays. En règle générale, on constate que les femmes ont moins de chance de décrocher un emploi payant dans le secteur minier, un peu comme ce qu’on observe au Canada. En plus, les femmes souffrent des effets sur l’environnement. En Afrique de l’Est, par exemple, l’accès à l’eau pour les besoins personnels et agricoles est un gros problème. Les projets miniers entraînent aussi l’arrivée massive de travailleurs masculins dans les communautés, ce qui peut se traduire par l’augmentation de la violence sexuelle faite aux femmes, des ITS, des grossesses non désirées, etc. Bien sûr, ces problèmes existent aussi chez nous. Mais en Tanzanie et au Kenya, les préjudices sont exacerbés.

N : Quel aspect de votre travail a particulièrement suscité l’intérêt de vos homologues?

CB : Notre groupe en Tanzanie a été très interpellé par le concept selon lequel la défense des droits devrait se faire en tenant compte des traumatismes. C’est une mentalité qu’on intègre petit à petit à nos pratiques ici au Canada. Par exemple, on a réalisé qu’il vaut mieux traiter les affaires de violence sexuelle en tenant compte de la réalité vécue par les survivantes.

N : Comment appliquez-vous ce concept en Afrique de l’Est?

CB : En Tanzanie, par exemple, on s’est penché sur le traumatisme engendré par la relocalisation et le fait d’être dépossédé de ses terres, de sa maison et de son moyen de subsistance. Certaines communautés ont un mode de vie pastoral et nécessitent de vastes espaces pour élever leur bétail. D’autres vivent de l’agriculture. Mais lorsqu’elles sont expropriées, même si la mine verse au chef de famille (souvent un homme) un salaire pour un certain nombre d’années ou une indemnité forfaitaire, le traumatisme qu’elles subissent demeure. Le même phénomène s’observe au Canada – pensons seulement aux effets du traumatisme intergénérationnel subi par les peuples autochtones. Cela fait partie de notre héritage colonial encore bien vivant. Réfléchissons aux types de réactions qui se manifestent chez les personnes ayant subi un traumatisme. Certaines personnes réagissent avec colère, d’autres se méfient de l’autorité, parfois même de leur avocat. D’autres encore réagissent par une réponse de type lutte ou fuite. Il est bon pour les avocats d’apprendre à reconnaître les effets des traumatismes sur les communications et la relation professionnelle. On a aussi beaucoup parlé des avocats bénévoles et de ceux qui travaillent auprès de communautés ou avec des organismes communautaires, qui sont particulièrement exposés aux traumatismes. Ceux-ci risquent de subir un traumatisme transmis par personne interposée à un moment ou un autre de leur carrière.

N : Comment les gouvernements et les entreprises d’extraction devraient-ils s’y prendre pour trouver des solutions constructives aux problèmes liés aux traumatismes?

CB : Tout d’abord, je pense que les gouvernements comme les entreprises sous-estiment le traumatisme qui résulte de l’expropriation. Ici, en Occident, on a tendance à associer le territoire et la propriété à une valeur pécuniaire. Mais le territoire est aussi rattaché à un mode de vie, à la spiritualité, à la langue. C’est pourquoi l’expropriation peut être difficile à quantifier sur le plan pécuniaire. Du point de vue canadien, il importe de bien comprendre que la notion de propriété collective du territoire cadre plutôt mal avec le concept de propriété en droit civil ou en common law. Cela dit, on entend parler des territoires autochtones depuis plusieurs années, ce qui explique pourquoi bon nombre d’entreprises d’extraction vont maintenant prendre les devants et entrer en contact avec les groupes autochtones.

N : Au Kenya, des ententes de développement communautaire prescrites par la loi obligent les entreprises du secteur de l’extraction à consacrer une partie de leur chiffre d’affaires annuel à des projets de la communauté. Existe-t-il des mécanismes semblables en Tanzanie?

CB : La Tanzanie a modifié sa loi sur les mines en 2017 pour encourager la participation locale et imposer des plans de responsabilisation sociale des entreprises. Sur papier, tout y est : avec qui l’entreprise doit concevoir ses plans, à quelle fréquence elle devrait les mettre à jour, etc. Il y a aussi des exigences de déclaration. Toutefois, on peut se demander si ces dispositions sont réellement applicables en pratique. Par exemple, il n’est pas toujours facile de savoir avec qui les entreprises d’extraction doivent collaborer. Qui est l’autorité locale à consulter? Cette autorité représente-t-elle légitimement les intérêts de toutes les personnes touchées par le projet? Comprend-elle des femmes, des aînés et des jeunes? Des consultations ont-elles eu lieu? Et – la grande question, à l’instar du Kenya et du Canada – quel est le point de référence? Quel devrait être le montant de l’indemnité ou le type de réparation offert à la communauté compte tenu des circonstances? De plus, la plupart des « ententes de développement communautaire », ou « ententes sur les répercussions et les avantages », comme on les appelle au Canada, sont confidentielles. Il en va de même au Canada, lorsque les entreprises négocient avec une communauté ou un groupe. La communauté peut être satisfaite, de prime abord, du résultat des négociations, puis se rendre compte que la communauté voisine a obtenu de meilleures indemnités et une entente plus avantageuse avec la même entreprise.

N : Il n’y a donc pas de transparence?

CB : La plupart des entreprises vont faire une annonce publique et même organiser une petite cérémonie d’inauguration. Mais le détail financier des indemnités reste souvent confidentiel. Cela dit, le souhait des entreprises de préserver la confidentialité de renseignements délicats est compréhensible dans une certaine mesure. Par contre, les communautés locales doivent être mieux renseignées sur ce qu’il se passe ailleurs au pays et même à l’étranger.

N : À votre avis, où l’ABC devrait-elle concentrer ses interventions en ce moment en Afrique de l’Est?

CB : On doit surtout continuer à soutenir les barreaux locaux dans les projets qu’ils considèrent prioritaires. On doit aussi rester en contact avec nos homologues de l’Afrique de l’Est, même lorsqu’on n’a pas de représentants en Ouganda, en Tanzanie ou au Kenya, nos pays partenaires. Les bénévoles de l’ABC au Canada sont souvent appelés à commenter les politiques ou les projets de loi qui concernent le secteur de l’extraction ou à se prononcer sur les questions de genre. C’est un travail très intéressant, qui nous donne l’occasion de transmettre nos pratiques exemplaires et les approches que nous avons mises au point au Canada. Les avantages de cette collaboration sont mutuels : l’expérience se révèle tout autant profitable pour les avocats canadiens, qui apprennent beaucoup des échanges avec leurs homologues.

Soutien à l’exploitation inclusive des ressources en Afrique de l’Est (SEIR) est un projet d’Initiatives internationales de l’ABC, mené en collaboration avec Affaires mondiales Canada et les barreaux du Kenya, du Tanganyika et de l’Ouganda. Son objectif est de former des homologues et intervenants de pays partenaires sur des questions comme l’acceptabilité sociale, le développement durable, le droit à l’égalité des sexes et les droits des communautés, dans le contexte des projets d’exploitation de ressources naturelles.