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Une bataille du Bangladesh jusqu’au barreau

Demandeur d’asile fatigué, affamé et sans logement à Vancouver, Sam Bhattacharjee a juré de ne plus jamais se sentir démuni et a vu le droit comme sa voie vers la stabilité et l’indépendance

Lawyer Sam Bhattacharjee
Photo soumise

Vers le jour de l’An de 2016, un demandeur d’asile fatigué, affamé et sans logement s’est assis sur la digue du parc Stanley à Vancouver. Il vivotait de petit boulot en petit boulot, mais à ce moment, il s’est fait la promesse de devenir juriste.

« Quelque chose à propos de cet endroit m’interpellait, je devais m’y asseoir et regarder l’océan », se souvient Sam Bhattacharjee de ce jour fatidique à la plage Third Beach.

Il avait à l’esprit le Komagata Maru, un navire japonais rempli d’Indiens britanniques qui avaient demandé l’asile au Canada en 1914. La plupart ont été refoulés et forcés de retourner en Inde, où un grand nombre a plus tard été arrêté ou tué. Me Bhattacharjee a lu les récits de certains des passagers, et la description de leur premier aperçu des montagnes de la côte Nord est restée imprégnée dans son esprit.

« Un peu plus de 100 ans plus tard, je suis ici et je me rappelle avoir pensé que j’allais y arriver. Vous, les passagers n’y êtes peut-être pas parvenus, mais moi je vais y arriver ».

Ayant tout juste obtenu son statut de réfugié, Me Bhattacharjee savait qu’il y parviendrait que si la loi lui permettait de rester au Canada. Il était déterminé à ne pas s’en remettre à quelqu’un d’autre pour obtenir cette liberté.

« Si quelqu’un d’autre peut étudier la loi et me dire si je peux vivre, je étudier la loi et je peux le faire pour moi-même, dit-il. C’est à ce moment que je me suis dit que je n’éprouverais plus jamais ce type d’impuissance ».

En décembre dernier, l’homme de 31 ans a été admis au Barreau de la Colombie-Britannique entouré d’amis, de proches et de collègues durant la fête de Noël du cabinet. 

L’histoire de Me Bhattacharjee en est une de courage, de sagesse et de détermination qui lui a permis de relever des défis à première vue insurmontables.

Il est né à Chittagong, au Bangladesh, dans une famille déchirée par la guerre de libération de 1971 du pays. Comme de nombreuses familles à faible revenu de la région, son père a déménagé en Oman pour y travailler et il a essentiellement été réduit en esclavage dans une forge. Lorsque Me Bhattacharjee avait six mois, lui-même et sa mère sont allés rejoindre son père. Ils vivaient tous dans une petite cabane derrière la forge.

Le père de Me Bhattacharjee croyait que l’éducation était la seule issue pour ses enfants. Il a engagé un tuteur pour enseigner l’anglais à son fils dès l’âge de deux ans. Après leur naissance, les trois jeunes frères et sœurs de Me Bhattacharjee ont également appris l’anglais et fréquenté une école indienne « de renom » en Oman.

Me Bhattacharjee dit qu’il a su très tôt qu’il était différent des autres garçons. Il ne pensait pas que les filles étaient jolies, mais il savait qu’il était « très déplacé de dire » qui était joli selon lui. Pendant la majeure partie de son adolescence, il sentait que quelque chose « n’allait vraiment pas » chez lui. Il était petit pour son âge et les autres enfants se moquaient constamment de lui. Des groupes de garçons omanais l’attendaient et l’attaquaient fréquemment à son retour de l’école. Leurs attaques sont devenues de plus en plus violentes à mesure qu’il vieillissait.

Peu de temps après avoir obtenu son diplôme d’études secondaires, Me Bhattacharjee, qui avait alors 16 ans, a été violemment agressé par quatre hommes, ce qu’il n’a pas pu cacher à sa famille. Six mois plus tard, il est arrivé au Canada. 

Me Bhattacharjee a eu d’excellents résultats scolaires et avait commencé à présenter des demandes auprès d’universités britanniques à 14 ans, mais il s’est fait dire qu’il était trop jeune. Après avoir terminé ses études secondaires en 2010, il a entendu parler d’un programme d’accueil qui l’a amené à Abbotsford, en Colombie-Britannique, où il a vécu avec la famille d’un pasteur mennonite alors qu’il fréquentait l’Université Fraser Valley.

Même si sa famille d’accueil n’était pas très à l’aise avec le fait qu’il soit gai, Me Bhattacharjee dit qu’ils étaient gentils avec lui. Il s’est épanoui pendant un certain temps, mais à sa dernière année, son passé l’a rattrapé psychologiquement. Il a commencé à avoir des difficultés à se concentrer et il a développé une crainte irrationnelle que des gens le suivent constamment.

Vers la même période, au milieu de 2014, sa mère a reçu un diagnostic de cancer en phase terminale. Il s’est rendu au Bangladesh pour lui rendre visite, en sachant qu’il ne pourrait pas y rester, malgré les supplications de sa mère.

« Je savais que si je restais, c’est la mort qui m’attendait, et je ne dis pas ça à la légère, dit-il. Il faut payer un prix très élevé pour la liberté, parfois tous les jours. On peut aussi la payer d’un coup, mais il faut en assumer les conséquences. »

Me Bhattacharjee est revenu au Canada, mais ses études universitaires en ont souffert. Il a quitté l’école avec un diplôme plutôt qu’un baccalauréat, ce qui a entraîné des problèmes (et des refus) lorsqu’il a tenté d’obtenir un visa de travail postdiplôme.

Selon lui, sa seule option pour demeurer au Canada sans visa de travail était de demander le statut de réfugié. À ce moment, il avait déménagé à Vancouver et vivait avec quelqu’un. Mais, comme il est une « personne très entêtée et fière », Me Bhattacharjee sentait qu’il ne pouvait pas imposer cette pression à son partenaire.

« Nous étions jeunes et ce n’est pas juste pour de jeunes amoureux d’avoir à gérer ce type d’instabilité. J’ai donc rompu avec lui. »

Sa vie s’est résumée à quatre sacs à déchets et à un bromélia – qui vit toujours aujourd’hui et qui fleurit! 

Me Bhattacharjee a connu une période sombre avant que sa demande d’asile ne soit traitée. Il a été obligé de faire ce qu’il pouvait pour survivre : effectuer de petits boulots, dormir d’un sofa à l’autre, dormir à la dure, repousser les punaises de lit et même se trouver à manger ce qu’il trouvait dans les poubelles. En mars 2016, il a repris contact avec un ancien camarade de classe qui lui a offert un endroit où vivre, ce qui lui a permis de respirer un peu et de remettre sa vie sur les rails. C’est durant cette période qu’il a eu sa révélation sur le fait de devenir juriste.

Avant de pouvoir s’inscrire à la faculté de droit, Me Bhattacharjee savait qu’il avait besoin d’un baccalauréat, il s’est donc inscrit à l’Université de Victoria. Ses très mauvaises notes de sa dernière année à l’Université Fraser Valley ont été un obstacle majeur, mais comme il s’agissait d’une anomalie d’un an sur un parcours presque parfait, il a plaidé sa cause pour être admis sans avoir à suivre de cours de rattrapage.

« J’étais un avocat avant même de le devenir », dit-il.

Me Bhattacharjee s’est illustré pendant ses cours de premier cycle, fermement résolu à être admis à la faculté de droit. Sa première tentative en 2019 a été « horrible », mais avec l’aide d’un tuteur, il a réussi de façon éblouissante la deuxième tentative et a été accepté à la faculté de droit de l’Université de Victoria, le seul endroit où il a présenté une demande.

Malgré qu’il ait commencé ses cours en ligne pendant la COVID (et qu’il a détesté son cours de responsabilité délictuelle), il a beaucoup aimé la faculté de droit et a participé à tous les aspects de la vie universitaire, ayant notamment été élu comme membre étudiant du comité des admissions, ayant fait du bénévolat avec Étudiant(e)s pro bono du Canada et occupé des postes à la société des étudiants et étudiantes en droit.

L’ancienne doyenne de l’Université de Victoria, Susan Breau, a supervisé Me Bhattacharjee dans la préparation de sa dissertation finale qu’elle a décrite comme « l’une meilleures thèses ou l’un des meilleurs documents que j’ai lus ».

Elle se rappelle un étudiant de rêve qui était brillant, aimable, travaillant et fier que le Canada lui ait donné une chance.

« Il avait un énorme potentiel », dit-elle.

Durant les entrevues de deuxième année sur le campus, Me Bhattacharjee a obtenu un poste chez McCarthy Tétrault à Vancouver à titre de stagiaire. Il se rappelle avoir regardé un jour des poubelles par la fenêtre du bureau du 24e étage du cabinet dans le centre-ville. Il s’est remémoré « des souvenirs du petit Sam qui cherchait de la nourriture dans ces poubelles », à mille lieues de l’endroit où il se tenait dorénavant.

Au bout du compte, même si le droit des sociétés le fascinait, il a décidé que ce n’était pas pour lui.

« Vous devez être en harmonie avec qui vous êtes et ce que vous voulez, c’est ce qui amène la paix d’esprit », dit-il.

Un ami de la faculté de droit qui travaillait pour YLaw, un petit cabinet diversifié de Vancouver qui se concentrait sur le droit de la famille, l’a convaincu d’y postuler. Même si Me Bhattacharjee ne travaillait que depuis quelques mois, la fondatrice du cabinet Leena Yousefi a dit qu’il a fait excellente impression et qu’il s’intégrerait parfaitement.

« Il voulait se sentir comme à la maison. Il voulait être accepté et pratiquer le droit dans un environnement où il se sentirait à l’aise d’être lui-même », dit-elle.

La vie tumultueuse de Me Bhattacharjee ne l’a pas rendu froid ou insensible, comme on pourrait s’y attendre, dit son fiancé et partenaire de sept ans, Matthew Monchak. Le droit de la famille s’est avéré lui convenir parfaitement.

« Sam est véritablement une personne gentille et attentionnée », dit-il, ajoutant que ses clients profiteront de ces qualités.

« Il aura cette attitude attentionnée avec eux et il comprendra vraiment leurs épreuves. »

Lorsque Me Bhattacharjee a été admis au barreau, il a vu sa vie défiler devant ses yeux.

« Je me suis vu assis sur la digue. Je me suis vu sur le sofa. Je me suis vu trempé et transi de froid. Et après tout ça, simplement parce que j’ai voulu me retrouver ici, des gens m’y ont aidé. »

Me Yousefi a vu de nombreux juristes être admis au barreau, mais n’a jamais été témoin de l’humilité, de l’accomplissement et de la transformation qu’elle a vus dans le visage de Me Bhattacharjee lorsqu’il a prêté serment.

« C’était l’une des meilleures fêtes de Noël que nous avons jamais eue. »

L’obtention du titre de juriste a fait en sorte que Me Bhattacharjee sente être « enfin devenu quelqu’un », dit M. Monchak.

« Je crois que cette validation pour lui-même, qui lui disait qu’il pouvait le faire, lui a permis de laisser aller beaucoup de ces démons qui entravaient sa route. »

Me Bhattacharjee dit que repenser à ce qu’il a surmonté pour parvenir à son objectif lui « a donné de l’entrain ». Après la fête, il est rentré chez lui et est allé devant une photo de sa mère décédée en 2017.

« J’ai réussi, maman, j’ai réussi », lui a-t-il dit.

Malgré ses démons et ses luttes, Me Bhattacharjee ne changerait rien à sa vie.

« Ils m’ont permis de voir que tout est nuancé », dit-il.

« Ma souffrance n’est pas pire que la vôtre, et nous sommes chanceux de vivre dans ce pays. C’est ce que je souhaite que le lecteur comprenne. »

Bien que le Canada puisse ne pas être parfait, Me Bhattacharjee dit que « c’est un privilège de pouvoir se plaindre du gouvernement et ne pas disparaître. C’est un privilège de remettre en question la société et ne pas être emprisonné. C’est un privilège d’être en désaccord, d’exprimer une dissidence et de rester libre ».