Pour la primauté de la justice et du droit
Alors qu’elle tire sa révérence, la juge Abella fait l’objet de nombreux éloges, et de quelques critiques. Son profond engagement envers l’égalité constitue indéniablement son plus grand accomplissement.
« C’était une championne des droits à l’égalité, et c’est ainsi que l’on se souviendra d’elle. » Nul ne saurait être en désaccord avec cette affirmation du juge en chef du Canada à propos de sa collègue la juge Rosalie Silberman Abella, qui quitte la Cour pour prendre sa retraite.
Le 1er juillet, la plus âgée des juges puînés à la Cour suprême du Canada, et celle parmi les juges en exercice qui y siège depuis le plus longtemps, atteindra l’âge de la retraite de 75 ans.
« Quelqu’un qui consacre [45] ans de sa vie au système de justice mérite notre plus grand respect », a affirmé en entrevue le juge en chef Richard Wagner, rappelant que la juge Abella a d’abord été nommée à la Cour de la famille de l’Ontario, à l’âge de 29 ans. « Si ce n’est que pour la vie et le temps qu’elle a consacrés à devenir juge, à être au service du système judiciaire et à tout ce que cela signifie – les conséquences sur sa famille, ses amis, sa vie sociale. Nous devrions avoir beaucoup d’admiration envers cette contribution. »
La juge Abella avait certes plus d’admirateurs que de détracteurs. C’est l’ancienne première ministre Kim Campbell, alors ministre de la Justice, qui avait nommé la juge Abella à la Cour d’appel de l’Ontario en 1992. « À ce moment, j’estimais qu’elle pourrait fort bien se rendre jusqu’au plus haut tribunal du pays si elle avait la chance d’acquérir une solide expérience comme juge », écrit Kim Campbell dans une réponse transmise par courriel. « J’avais bien raison! »
Dans la communauté juridique, les éloges à l’égard de la juge Abella fusent de toutes parts.
« La contribution de la juge Abella quant à la façon dont l’égalité est perçue et définie au Canada restera indélébile », témoigne Audrey Boctor, associée chez IMK s.e.n.c.r.l./LLP à Montréal. « La jurisprudence sur l’article 15 de la Charte ne serait pas la même sans elle. »
Plus étonnant encore, la capacité de la juge Abella à se mettre dans la peau des demandeurs révèle une certaine prédisposition qui la distingue des autres juges. « Il semble en effet qu’elle ressente une grande empathie envers les demandeurs lorsqu’elle décrit leurs demandes et les inégalités auxquelles ils ont été confrontés; elle le fait toujours avec beaucoup d’humanisme et de sensibilité », explique Jennifer Koshan, professeure de droit à l’Université de Calgary dont les travaux s’intéressent aux droits à l’égalité garantis par l’article 15. « Elle est également très connaissante en droit, et a eu une incidence énorme sur l’élaboration à la fois des droits de la personne et du droit à l’égalité. »
Cheryl Milne, directrice du David Asper Centre for Constitutional Rights de l’Université de Toronto, souligne la décision rédigée par la juge dans Fraser c. Canada (Procureur général), dans lequel elle affirme le droit à l’égalité réelle pour des femmes employées de la GRC qui s’étaient fait refuser le droit de racheter du service ouvrant droit à pension pour une période pendant laquelle elles avaient participé à un programme de partage de poste pour concilier leur travail et leurs responsabilités familiales. « Vous portez attention parce qu’elle porte attention, et elle comprend l’enjeu, affirme Me Milne. Toutes ces causes, qu’elles aient été devant la Cour d’appel ou la Cour suprême du Canada, ont réellement façonné le droit au Canada d’une manière qui fait la promotion de l’égalité, de l’égalité réelle, et qui repose sur le souhait de faire évoluer la notion d’équité et de construire une société plus juste. »
La professeure Koshan mentionne elle aussi l’arrêt Fraser comme l’arrêt emblématique de sa démarche. « Bien des gens considèrent cet arrêt comme son chant du cygne – une véritable tentative de clarifier l’ensemble des points importants afin que l’application des critères en matière de droits à l’égalité soit parfaitement limpide pour les prochains juges à se pencher sur ces questions, y compris les juges des instances inférieures », selon elle.
L’empathie de la juge Abella s’étendait jusqu’aux personnes qui prenaient la parole devant elles. Elle était disposée à aider les avocats et avocates en leur posant des questions s’ils semblaient dans une mauvaise posture, explique Me Milne, qui a plaidé devant elle à la Cour d’appel et de nombreuses fois à la Cour suprême. « Je trouve qu’elle posait toujours des questions, de toute évidence dans le but d’approfondir certaines questions, mais toujours en faisant preuve de collégialité et en soutenant les avocats qui se trouvaient devant elle », dit-elle. « Elle a rehaussé l’image de la magistrature en ce sens, avec humour en plus. »
Mark Mancini, étudiant au doctorat à la Allard School of Law de Vancouver et, jusqu’à tout récemment, directeur national de la Runnymede Society, figure parmi ceux dont le jugement est plus critique à l’égard de la juge. « Mon opinion est minoritaire », reconnaît-il. « Mais en appréciant le legs de n’importe quel juge de la Cour suprême, compte tenu du pouvoir considérable qu’ils exercent dans l’ordre constitutionnel contemporain, il n’est que bon de souligner là où l’exercice de ce pouvoir a produit des résultats moins heureux, ou là où la démarche a peut-être laissé à désirer. »
Une entrevue récemment accordée à la revue Maclean’s illustre une faiblesse troublante de cette démarche, selon lui. Lorsqu’on l’a questionnée au sujet des accusations selon lesquelles les juges étaient des « politiciens en toge », la juge Abella a répliqué : [traduction] « Qui peut vraiment dire quel est mon rôle? Y a-t-il un fil déclencheur que je ne vois pas et qui sonnerait une alarme? Une ligne invisible? »
« Pour plusieurs d’entre nous, une ligne très visible existe en effet : il s’agit de la Constitution, de son texte et de son contexte, ainsi que de la façon dont elle a été interprétée par les tribunaux depuis 1867, précise M. Mancini. La volonté réelle de la juge Abella de remettre en question les limites de sa fonction judiciaire, par rapport aux autres juges de la Cour suprême, était particulièrement surprenante. On ne verrait pas un juge [Russell] Brown ou un juge [Malcolm] Rowe s’exprimer ainsi. »
Le doctorant cite la décision Québec (Procureure générale) c. 9147-0732 Québec inc., dans laquelle la Cour conclut que la protection contre les peines ou les traitements cruels et inusités conférés par l’article 12 de la Charte ne s’étend aux personnes morales. « La majorité affirme que la contrainte la plus importante lorsqu’un juge est appelé à interpréter un texte est le libellé même du texte qui doit être interprété, explique-t-il. La juge Abella, dans l’entrevue qu’elle a accordée à Maclean, ne semblait pas reconnaître cette contrainte importante. »
L’absence de « textualisme » dans les motifs de la juge Abella préoccupe en outre Mark Mancini. Selon lui, il s’agit d’un problème, parce que si l’on ne demande pas aux juges de faire preuve de retenue en fonction du libellé du texte qu’ils doivent interpréter ou du contexte dans lequel ce texte a été rédigé, leur jugement devient la consécration des préférences personnelles du juge dans une affaire donnée.
« Sans la prétention de réellement interpréter quelque chose, et sans contraintes à l’exercice de la fonction judiciaire, il existe un risque bien réel que le respect envers le droit et les tribunaux s’effrite, puisque la décision ne sera considérée que comme le produit des volontés politiques d’une personne, affirme Mark Mancini. Je crains que lorsque la juge Abella dit “qui peut vraiment dire quel est mon rôle?”, elle incite à cette forme de jugement. »
Les critiques à l’endroit de la juge ont tendance à pointer du doigt l’arrêt Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan comme un symbole de cet héritage. Dans cet arrêt, la Cour reconnaît le droit de grève dans le libellé de l’alinéa 2d), qui garantit la liberté d’association.
« C’est une décision extrêmement controversée, parce que, comme elle le dit, elle consacre davantage la “primauté de la justice” que la “primauté du droit”, selon M. Mancini. Cela signifiait que la Constitution devait évoluer en fonction des époques et reconnaître le droit de grève pour tenir compte de certaines considérations d’ordre économique qui existaient lorsque cette affaire a été tranchée. »
Le doctorant est particulièrement en désaccord avec ce passage des motifs de la juge : « Le droit de grève n’est pas seulement dérivé de la négociation collective, il en constitue une composante indispensable. Le temps me paraît venu de le consacrer constitutionnellement. »
« Les juges [Marshall] Rothstein et [Richard] Wagner ont vivement contesté cette affirmation dans leurs motifs distincts, à juste titre, souligne Mark Mancini. La Cour ne peut pas consacrer de nouveaux droits comme elle le juge opportun. Elle est censée interpréter la loi et déterminer les droits qui y sont enchâssés. »
Mark Mancini louange tout de même le travail accompli par la juge alors qu’elle était à la Commission royale sur l’égalité en matière d’emploi, avant d’être nommée à la CSC, en ce qui concerne l’élaboration de la notion d’« équité en matière d’emploi ».
La juge Abella, qui a été présidente de la Commission des relations de travail de l’Ontario et commissaire à la Commission ontarienne des droits de la personne, a aussi laissé sa marque en droit administratif.
« Elle a assurément fait entendre sa voix à la Cour et a été une ardente défenseure de l’expertise des tribunaux administratifs dans une longue série d’arrêts », dit Me Milne en soulignant que la juge Abella avait grandement confiance dans les tribunaux administratifs, une confiance qu’elle a clairement affirmée autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du tribunal.
« Je n’ai pas toujours été d’accord avec cette démarche; plus de freins et de contrepoids doivent encadrer les tribunaux administratifs quand on pense à la politique et à la façon dont sont nommés les membres de ces tribunaux, explique l’avocate. Je crois que la confiance qu’elle leur accordait était injustifiée, mais elle provenait de sa propre expérience. »
Mark Mancini, qui est en désaccord avec la juge Abella lorsqu’elle se positionne en faveur d’une grande retenue envers les tribunaux administratifs, salue tout de même la juge pour avoir mis en évidence la légitimité de l’État administratif et son importance à notre époque.
« Nous avons besoin d’un État administratif – il y a trop de fonctions gouvernementales pour tout pour qu’elles puissent être gérées de façon centralisée à partir du Parlement; elle a fait partie d’une génération qui a mis cela en lumière, explique-t-il. Bien que je ne souscrive pas à son opinion quant aux limites du rôle des tribunaux par rapport à l’État administratif, le travail qu’elle a accompli avec d’autres de sa génération pour établir la légitimité de ce projet est important. »
Jennifer Koshan fait remarquer que l’on parle moins du fait que la juge Abella avait souvent recours au droit international des droits de la personne dans ses motifs. « Nous l’avons vue l’invoquer dans des affaires mettant en cause la liberté d’association selon l’alinéa 2 d) de la Charte et dans l’arrêt 9147. Elle a essayé de définir une démarche pour encadrer l’utilisation du droit international, une démarche très large – qui est selon moi très progressiste en ce qu’elle s’intéresse aux pratiques des autres tribunaux et cherche à y emprunter ce qui peut s’appliquer ici », explique-t-elle.
La juge Abella a rédigé une opinion concordante dans l’arrêt 9147. « Cela est conforme avec la démarche qu’elle a adoptée dans ses décisions au fil du temps, mais c’est intéressant de la voir présenter cette démarche et de l’expliquer, cela nous aide à mieux comprendre ses décisions antérieures », commente la professeure.
Elle est plus critique par rapport à la tendance de la juge Abella à parfois semer la confusion, surtout en ce qui concerne les critères de violation des droits à l’égalité en application de l’article 15 de la Charte, en ayant employé à l’occasion les termes « discrimination arbitraire » ou « désavantage ». Cela a eu la conséquence malheureuse de faire entrer en jeu diverses considérations gouvernementales à l’étape de l’analyse fondée sur l’article 15, plutôt que de laisser ces questions pour l’analyse au titre de l’article 1.
« Elle a finalement corrigé le tir dans l’arrêt Fraser, en affirmant qu’aucune obligation n’incombait à l’auteur d’une demande fondée sur l’article 15 de démontrer que les actes commis par l’État étaient arbitraires, indique Jennifer Koshan. C’est au gouvernement de démontrer la rationalité de ses actes selon l’article premier, et je suis bien contente qu’elle ait finalement éclairci ce point. »
La professeure Koshan se demande si la situation personnelle et l’histoire familiale de la juge ont un rôle à jouer dans tout cela. Fille de survivants de l’Holocauste, les origines de la juge Abella ont sans aucun doute façonné sa carrière en droit et son travail au sein de la magistrature. Comme son père n’était pas citoyen canadien, il n’a pas pu exercer le droit à son arrivée au Canada.
« C’était arbitraire – ce n’était pas fondé sur ses capacités, mais sur sa citoyenneté, explique Jennifer Koshan. Je peux concevoir que c’est peut-être là qu’est née sa conception de la discrimination arbitraire, mais en même temps, elle reconnaît aujourd’hui que cela a créé un obstacle inutile pour les auteurs de demandes fondées sur l’article 15. »
Et c’est bien la dernière chose que la juge Abella aurait souhaitée.