Une issue équitable
Dans Fraser, la Cour suprême du Canada confirme le droit à l’égalité réelle pour les femmes en vertu de la Charte. Des questions subsistent toutefois quant à l’avenir des dossiers de discrimination systémique.
La décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Fraser c. Canada (Procureur général) le mois dernier a été saluée comme l’une des rares victoires pour la reconnaissance du droit à l’égalité réelle fondé sur l’article 15 de la Charte des droits et libertés, suscitant du même coup un certain optimisme dans la communauté juridique. Reste à voir l’incidence qu’aura cet arrêt sur les futures demandes fondées sur la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.
Cette affaire concerne des employées de la GRC qui se sont fait refuser le droit de racheter du service ouvrant droit à pension pour une période où elles s’étaient inscrites à un programme de partage de poste. Le fait que les employées en question étaient majoritairement des femmes qui avaient eu recours au programme pour concilier leur travail et leurs responsabilités familiales a été un facteur contribuant à la conclusion de discrimination par effet préjudiciable à laquelle arrive la Cour suprême — c’est-à-dire que même si la politique semble tout à fait neutre à première vue, elle a eu un effet discriminatoire.
Selon Jennifer Koshan, professeure de droit de l’Université de Calgary, « ce n’est qu’à deux reprises que la Cour suprême a tranché en faveur de demandes fondées sur la discrimination par suite d’un effet préjudiciable dans le passé, et cela remonte déjà à plusieurs années. C’est également la première fois que la Cour reconnaît l’existence de discrimination par suite d’un effet préjudiciable fondée sur le sexe. »
La professeure Koshan souligne qu’il s’agit là d’une distinction importante avec les autres affaires où la discrimination fondée sur le sexe a été reconnue, parce que la discrimination par suite d’un effet préjudiciable est bien plus difficile à établir.
« Là où la juge Abella innove véritablement avec cette décision, c’est qu’elle explique vraiment ce qui doit être démontré pour arriver à établir la discrimination par suite d’un effet préjudiciable. La Cour ne possédait pas beaucoup d’expérience en la matière », affirme Kerri Froc, professeure de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick.
Selon la professeure Froc, il s’agit du premier arrêt fondé sur l’article 15 dans lequel la Cour explique plus en détail ce qu’elle entend par « discrimination par suite d’un effet préjudiciable ». L’arrêt examine en outre le genre de preuve exigée par les tribunaux, tant sur le plan quantitatif que qualitatif, pour démontrer que les différences de traitement en fonction de la situation d’un groupe constituent de la discrimination par suite d’un effet préjudiciable.
Une autre conclusion innovatrice à laquelle arrive la Cour est celle selon laquelle les demandeurs qui arrivent à faire la démonstration d’une incidence disproportionnée n’ont pas à démontrer les motifs sous-jacents.
« Si on représente un groupe de femmes touchées de manière disproportionnée par une mesure, ce n’est plus nécessaire de démontrer que c’est en raison de leur sexe et non d’une autre caractéristique, observe Kerri Froc. Ça devient un peu plus facile de s’acquitter du fardeau de la preuve. »
Selon Heather Hettiarachchi, qui est présidente de la Section sur le droit constitutionnel et les droits de la personne de l’ABC et qui a accordé une entrevue à ABC National en son nom personnel, à l’avenir, le point le plus important sur lequel il faudra réfléchir dans le cadre d’une revendication du droit à l’égalité réelle tournera autour du groupe de comparaison.
« Selon moi, cette affaire comportait assez d’éléments de preuve de nature historique pour étayer la conclusion selon laquelle les personnes qui participaient à ce programme de partage d’emploi étaient surtout des femmes avec des enfants, mais dans d’autres affaires présentant des trames factuelles différentes, ce ne sera peut-être pas le cas, fait-elle remarquer. Il est bien possible que les employeurs ignorent le contexte historique leur permettant de cerner la discrimination lorsqu’ils rédigent des politiques qui peuvent sembler complètement neutres à première vue. »
D’où l’écart entre la majorité et les juges dissidents, dit-elle. Selon Kerri Froc, le point de divergence tournait surtout autour de la crainte qu’un éventuel élargissement du droit à l’égalité réelle permette aux tribunaux d’y avoir recours outre mesure.
« Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette qualification de la part des juges dissidents, car je crois que l’une des principales caractéristiques de l’égalité réelle — et la Cour est très claire à ce sujet depuis l’arrêt Andrews — est de reconnaître que pour arriver à des résultats égaux, il est nécessaire de ne pas traiter les gens de la même façon, affirme la professeure Koshan. On ne peut pas traiter tout le monde de la même façon et s’attendre à atteindre les mêmes résultats. »
« Les juges dissidents cherchent véritablement à circonscrire le droit à l’égalité réelle, de sorte que la responsabilité de l’État se limite à ne pas aggraver la discrimination, ajoute Kerri Froc. Cela est en partie justifié, puisque la juge Abella évite de donner une définition rigoureuse de la notion d’égalité réelle. La Cour fait vraiment très attention ici. Si elle employait des termes comme “anti-subordination” ou “anti-oppression”, certains crieraient au scandale. »
Comme la majorité a conclu à l’existence d’une violation du paragraphe 15(1) fondée sur le sexe, elle a laissé passer l’occasion de reconnaître le statut de famille ou de parent comme motif analogue de discrimination. Quoiqu’un peu déçue, Jennifer Koshan souscrit au motif de la juge Abella selon lequel les quelques observations présentées ne suffisaient pas pour reconnaître un nouveau motif analogue.
« Je peux voir ce qui justifie la dissidence de la juge Côté; elle souligne qu’il ne s’agit pas seulement de discrimination fondée sur le sexe, mais sur l’intersection existant entre le sexe et la situation familiale, dit Jennifer Koshan. Comme la situation familiale n’est pas un motif analogue reconnu, elle est d’avis de rejeter le pourvoi. »
« Je partage plutôt le point de vue de la majorité qui a adopté une approche intersectionnelle du motif que constitue le sexe… il est possible de considérer le statut familial et le sexe comme des motifs intersectionnels sans avoir à reconnaître le statut familial comme motif en soi », ajoute-t-elle.
Les professeures Froc et Koshan font toutes deux remarquer qu’il existe une profusion d’arrêts fondés sur l’article 15 qui vont à l’encontre de décisions plus récentes, mais qui n’ont pas été désavoués par la Cour suprême dans Fraser.
« L’article 15 a été malmené par la Cour présidée par la juge McLachlin, particulièrement au début des années 2000, et c’est pourquoi la dissidence n’y va pas de main morte dans cette affaire, affirme Kerri Froc. Comme aucune des décisions rendues à cette époque n’a été renversée ou n’a fait l’objet de critiques de la part des juges qui siègent aujourd’hui à la Cour, deux camps vont nécessairement s’affronter. »
« Les juges dissidents ont parfaitement raison, ajoute-t-elle. Selon la jurisprudence, cette affaire n’aurait pas dû être accueillie, non pas parce qu’il y a eu absence de discrimination, mais parce que le cadre d’analyse est terrible. »
Jennifer Koshan convient que la majorité a passé sous silence la jurisprudence aux termes de laquelle il est plus difficile de prouver la discrimination par suite d’un effet préjudiciable, particulièrement en n’infirmant pas le raisonnement que l’on trouve dans l’arrêt Withler.
Selon Kerri Froc, tant que la Cour ne sera pas prête à désapprouver officiellement ses anciennes décisions en raison de leur approche trop formaliste, le fossé continuera de se creuser entre les deux camps. « Un jour, pour le bien collectif, nous aurons besoin d’orientations quant aux effets de ces décisions plus anciennes. »