Le Barreau de l’Ontario autorise un « bac à sable réglementaire » sur les technologies juridiques
En comptant bien, ça fait deux des plus grosses provinces canadiennes.
Le Conseil du Barreau de l’Ontario a autorisé un projet pilote quinquennal de banc d’essai de la réglementation – un « bac à sable réglementaire » – pour encourager l’innovation dans la prestation de services juridiques technologiques dans la province.
Les participants à ce projet devront obtenir l’autorisation pour bénéficier d’une période de fonctionnement individualisée (généralement deux ans), peut-on lire dans une foire aux questions publiée sur le site du Barreau de l’Ontario. Les participants autorisés peuvent offrir des services juridiques technologiques novateurs (SJTN) tout en se conformant aux exigences de surveillance et de déclaration fondées sur les risques.
La Colombie-Britannique a déjà établi son propre banc d’essai réglementaire pour l’innovation technologique juridique en décembre dernier, emboîtant le pas à l’Utah, lequel a lui aussi démarré un programme semblable en 2020. Vu les besoins criants dans le public pour des services juridiques et les problèmes persistants d’accès à la justice, beaucoup voient la technologie comme un moyen de reprendre le dessus.
« Je crois que ce serait une excellente initiative, estime avant le vote Jordan Furlong, un analyste juridique d’Ottawa. Pas seulement parce que cela aurait l’effet pratique d’accélérer concrètement le développement de nouvelles solutions aux problèmes juridiques dans cette province, ce dont nous avons besoin, mais aussi en raison du message que cela envoie et de ce que cela représente. »
Me Furlong est d’avis que l’adoption du « bac de sable » signifierait que l’Ontario prend au sérieux les mesures favorisant l’accès à la justice. Ce serait aussi une façon de dire aux investisseurs et innovateurs de l’Ontario et d’ailleurs qu’on leur fait confiance, et que leur travail compte.
Il ajoute que, si l’on salue la Colombie-Britannique pour avoir agi la première, l’Ontario jouit d’un secteur technologique réputé mondialement qui offrira un environnement sécuritaire pour mettre à l’épreuve les nouveaux produits et services.
Gillian Hadfield, professeure de droit et de gestion stratégique à l’Université de Toronto et titulaire de la première chaire Schwartz Reisman en technologie et société à la Faculté de droit de cet établissement, elle aussi rencontrée avant l’approbation, est d’avis que ce serait une erreur de ne pas aller de l’avant avec ce projet pilote. Elle a travaillé à la conception du banc d’essai réglementaire de l’Utah, et participé à des consultations avec le Barreau de l’Ontario à propos du projet.
« Ce qui est problématique pour l’accès à la justice, c’est que nous n’accordons le droit d’exercer qu’à des particuliers – les autres fournisseurs de services ne sont ni autorisés ni prévus par la réglementation, explique-t-elle. Cela empêche le développement de technologies qui seraient extrêmement utiles pour régler notre problème d’accès à la justice. »
Il faut toutefois savoir que le Barreau fixe des restrictions. La porte n’est pas ouverte à tous les fournisseurs, comme on l’a fait en Angleterre et au pays de Galles, en Australie ou encore en Arizona – cet État ayant aboli l’an dernier sa règle déontologique interdisant aux non-juristes de détenir un intérêt financier dans une société juridique ou de participer au partage des honoraires. Me Furlong fait observer que, si l’on continue de se plaindre du manque d’accès à la justice en Angleterre et au pays de Galles, la reréglementation des services juridiques effectuée il y a dix ans visait à stimuler la concurrence en faisant entrer en jeu différents acteurs du marché.
Le secteur du droit en Ontario consomme très peu de technologie, signale Mme Hadfield. La plus grande partie se trouve dans le secteur des entreprises, auxquelles il est plus facile de vendre des outils d’investigation électronique et d’autres ressources, comme l’apprentissage machine qu’emploie Blue J Legal pour le droit fiscal. Un banc d’essai pourrait stimuler les plateformes Web en leur procurant la capacité de rapprocher le public des juristes, par exemple.
« Plus de 70 % des personnes qui comparaissent en droit de la famille à Toronto se représentent sans l’aide d’un avocat. Il nous faut donc des technologies adaptées au consommateur », explique Me Hadfield.
Les outils de traitement du langage naturel, par exemple, peuvent fournir des traductions de base aux clients. « On développe des systèmes d’intelligence artificielle pour faire cela, poursuit-elle. Vous pouvez passer un document dans le système pour que celui-ci en face une synthèse lisible par un élève de cinquième année; ce système arrive très bien à traduire des phrases juridiques complexes dans des termes simples. Ça vient combler un gros morceau des besoins juridiques. »
Me Furlong parle aussi d’Upsolve, un service situé aux États-Unis. Il s’agit d’un outil en ligne qui aide les Américains à y voir plus clair dans les procédures de faillite.
« J’ignore si Upsolve s’intéresse au marché canadien, mais si c’est le cas, ce serait l’occasion idéale pour qu’ils viennent chez nous nous montrer ce qu’ils savent faire », explique M. Furlong.
Il fait aussi remarquer que les sombres pronostics annoncés avant les changements en Angleterre et au pays de Galles ne se sont jamais réalisés. En fait il y a eu des améliorations dans le secteur juridique là-bas.
« Toutefois, avertit-il, cela ne donne pas carte blanche. Il s’agit d’un milieu expérimental étroitement surveillé et réglementé, axé sur le développement de services juridiques novateurs. Il y a des critères à remplir pour entrer et d’autres pour continuer. Il existe des mesures très sévères pour le risque et les dommages potentiels, ainsi que pour l’évaluation des avantages pour le public, les consommateurs, les clients. Tout est surveillé et fait l’objet de rapports. »
Cela dit, certains acteurs du secteur de l’innovation juridique ont leurs réserves concernant ce modèle. Chris Bentley, directeur général de Legal Innovation Zone à l’Université Ryerson, s’oppose au modèle du bac à sable sous sa forme actuelle.
« Je ne crois pas que ce soit la bonne direction, et cela me préoccupe, car à mon avis, les résultats ne seront pas au rendez-vous comme l’espèrent les partisans de ce modèle et cela découragera les projets d’innovation, s’inquiète M. Bentley. Cela ne changera rien pour les 80 % d’Ontariens qui accèdent difficilement à la justice, et cela finira par avoir une incidence négative sur l’emploi et l’investissement dans la province. »
Me Bentley rappelle haut et fort que l’actuelle interdiction de l’investissement extérieur dans les cabinets juridiques ne repose sur aucun fondement concret; cependant, le modèle du bac à sable permettrait aux entreprises technologiques de concurrencer les juristes qui, eux, ne peuvent profiter d’investissements extérieurs.
« Imaginez : une jeune entreprise fait sa demande, développée grâce à l’expertise de spécialistes tant du droit que des technologies et des affaires, afin de venir concurrencer des juristes qui n’ont pas le même genre d’accès à des ressources expertes. Qu’est-ce que cela va donner? »
Il plaide en faveur d’un système apparenté à ce qui se fait en Angleterre et au pays de Galles, lequel ouvre la porte à l’investissement extérieur, sans obstacles et mesures réglementaires.
« Le Barreau devrait encourager les solutions innovantes ainsi que les idées et investissements venant de l’extérieur, ce qui amène non seulement des capitaux, mais aussi une plus grande variété dans les connaissances spécialisées, explique Bentley. Les besoins du public sont bien trop criants pour qu’ils soient ignorés. »
De son côté, Mme Hadfield fait observer que les barreaux nord-américains ont rejeté la plupart des autres projets de réforme réglementaire, mais que le projet à l’étude propose une toute nouvelle façon de réglementer. L’Utah, précise-t-elle, a exigé l’aval de la Cour suprême de l’État et des présidents de son association du barreau, ce qui a amorcé un mouvement d’ouverture qui s’est fait sentir dans d’autres États.
« Je n’ai jamais été aussi optimiste en quinze ans au sujet du changement », se réjouit Mme Hadfield.
Quant à l’Ontario, « la réglementation des services juridiques s’inscrit clairement dans le mandat du Barreau, rappelle Me Furlong. Le rapport est sans équivoque : il y a déjà des dizaines de ces produits, entreprises et services partout au pays. Ce n’est pas d’une question abstraite dont on parle ici. On ne peut pas tous les poursuivre ni nier leur existence, et l’on ne peut pas simplement leur donner systématiquement le feu vert, car ce ne serait pas responsable non plus. Il faut trouver comment surveiller les mises à l’essai des produits de ce genre dans un environnement réglementé, et recueillir des données ce faisant. »
Alexandre Désy, avocat et cofondateur d’OnRègle, signale qu’au Québec, de plus en plus de gens se rendent compte d’à quel point la technologie avance rapidement. En France aussi, les sociétés comme Obtenez Justice se sont mises à l’automatisation et offrent des services juridiques en ligne. Cette société a gagné un défi lancé par le Barreau de Paris parce que sa ressource technologique ne se qualifiait pas comme « avis juridique ».
« Nous n’allons pas automatiser les procédures à la Cour suprême ni les débats sur le droit jurisprudentiel, dit Me Désy. Les dossiers simples se traitent à peu près comme des formalités administratives. Les aspects proprement juridiques ne font pas vraiment l’objet d’un débat. C’est la même chose pour les affaires de bail. Tout passe par des formules [servant à décrire] les faits, à déclarer son identité et à indiquer le montant que l’on réclame – rien de bien sorcier. »
D’après Me Désy, les professionnels du droit au Canada doivent essayer de nouvelles choses, et rien ne va bouger si l’on met trop d’obstacles à l’innovation.
« Il y a vraiment un grand déséquilibre entre l’accès à la justice et la qualité de la justice obtenue, souligne-t-il. Il faut corriger ce déséquilibre, et la technologie est la solution la plus prometteuse pour cela. Il est impératif d’ouvrir la porte à l’innovation. »
Il met en garde contre trop de lourdeur administrative, qui risque de faire fuir les innovateurs vers l’étranger, privant le Canada de cette industrie.
Me Furlong estime que les modèles de bac à sable adoptés en Ontario et en Colombie-Britannique pourraient générer un véritable élan dans l’innovation juridique appliquée aux réformes réglementaires. Les deux provinces représentent d’ailleurs une tranche majeure du secteur du droit au Canada.
« Il se pourrait bien que l’adoption de bacs à sable dans ces deux provinces soit suffisante pour instaurer une ère nouvelle en matière de réglementation juridique. Ce serait une façon révolutionnaire de régir la prestation des services juridiques et – peut être le mieux dans tout ça – une solution toute trouvée pour procurer aux Canadiennes et Canadiens un véritable accès à la justice. »