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Une responsabilité déléguée

La négociation pour l’accès aux territoires autoch­tones est laissée aux entreprises des secteurs des matières premières. Le gouvernement privatise-t-il son obligation de consultation?

Merle Alexander, Gowlings LLP
Merle Alexander, Gowlings LLP Photo par Venturi+Karpa

Avec du recul, on peut dire que la situation était prévisible.

En juin 2012 — plus d’un an avant que Cliffs Natural Resources Inc. suspende ses opérations minières de 3,3 milliards de dollars dans le nord de l’Ontario, mettant en péril l’ensemble du boom minier dans le Cercle de feu — Northern Superior Resources a discrètement cessé ses opérations sur ses claims aurifères dans le nord-ouest de la province.

La petite compagnie minière était empêtrée dans un différend avec la communauté autochtone de Sachigo Lake au sujet d’activités d’exploration sur le territoire couvert par le Traité no. 9. En vertu de la Loi sur les mines de l’Ontario, les compagnies minières en démarrage qui œuvrent sur des terres autochtones ne peuvent aller de l’avant qu’après la tenue de consultations avec les communautés locales, ce que l’entreprise a fait. Mais les relations se sont dégradées.

La compagnie s’est retrouvée au milieu de disputes avec la communauté au sujet de factures et de frais. À un certain point, les représentants des Premières nations ont empêché deux employés de Northern Superior de repartir de la communauté pendant une journée.

En octobre 2013, Northern Superior a déposé une réclamation de 110 millions de dollars contre le gouvernement de l’Ontario dans un dossier qui illustre l’un des points les plus sensibles de la relation entre la Couronne et les Premières nations : la doctrine de l’obligation de consultation.

« J’ai un peu plus de cheveux gris depuis un an. Mais c’est ce que fait le démarrage d’entreprise dans le secteur minier », dit Tom Morris, PDG de Northern Superior. « Poursuivre n’est pas ce que je voulais faire, croyez-moi. »

Northern Superior affirme que c’est le gouvernement fédéral ou ceux des provinces — pas les entreprises — sur qui repose la responsabilité de négocier l’accès aux territoires traditionnels. La province fait valoir que Northern Superior s’est lancé dans l’aventure en toute connaissance de cause et que toute respon­sabilité en terme d’obligation de consultation est due aux Premières nations, pas à l’entreprise.

Qui a raison? Bonne question.

Partout au Canada, les communautés autochtones et les compagnies qui œuvrent dans l’industrie des matières premières peinent à appliquer l’obligation de consultation dans un paysage juridique et commercial en évolution constante. Et dans la majorité des cas, les gouvernements laissent aux communautés des Premières nations et au secteur privé le soin de s’arranger entre eux, avec des succès mitigés.

« Les gouvernements ont tendance à se décharger de leurs responsabilités de consultation. Ils disent aux compagnies: ‘Allez par­ler aux Premières nations, et ça remplit notre obligation de con­­sulter’. Mais l’obligation de consultation ne peut pas être privatisée de cette manière. Ça prend beaucoup de temps au gouvernement pour le réaliser », estime Bob Rae, l’ancien chef in­té­rimaire du Parti libéral du Canada, et qui agit maintenant comme négo­ciateur en chef pour les communautés des Premières nations de Matawa dans leurs négociations avec le gouvernement ontarien.

Mais la pression se fait sentir : l’obligation de consultation touche un grand nombre de projets relatifs aux matières premières à travers le pays, de l’exploration jusqu’aux immenses projets de plusieurs milliards de dollars comme le pipeline Northern Gateway en Colombie-Britannique. Et Northern Superior ne sera vraisemblablement pas la dernière compagnie à ainsi poursuivre un gouvernement sur cette question. En décembre 2013, la Cour suprême de Colombie-Britannique a ordonné à la province de payer 1,75 million $ à Moulton Contracting, une compagnie forestière qui l’a poursuivie pour avoir omis de respecter ses obligations de consultation avant qu’une barricade établie par des membres des Premières nations ne force la suspension de ses activités.

« La décision dans Moulton était impressionnante : une compagnie privée qui force un gouvernement à remplir son obligation de consultation. Et je soupçonne que vous allez en voir d’autres comme celle-ci. L’industrie se réveille », dit Tom Isaac, qui dirige la section de droit autochtone au bureau de Calgary de Osler, Hoskin & Harcourt.

La politique entourant l’obligation de consultation est peut-être en évolution, mais le droit lui-même est assez clair. L’obli­gation trouve sa source dans l’article 35.1 de l la Loi consti­tutionnelle de 1982, qui reconnaît et affirme les droits ancestraux et issus de traités des autochtones. Elle a été façonnée par deux décisions clés de la Cour suprême : Nation haïda c. Colombie-Britannique et Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique.

« Avant Haïda, la Couronne et l’industrie avaient tendance à faire le strict minimum en matière de consultation », dit Merle Alexander, un avocat spécialisé en droit autochtone et des ressources chez Gowlings à Vancouver et un membre de la Première nation de Kitasoo Xai’xais. « La grande question était de savoir si la Couronne avait une obligation de consulter dans les cas où les droits des Premières nations n’avaient pas été prouvés. Haïda a établi que oui. »

L’arrêt Taku River — rendue le même jour qu’Haïda — a aidé à tracer les limites de cette obligation. Ensemble, les deux décisions ont établi trois caractéristiques essentielles : il s’agit d’une obligation de la Couronne; elle s’applique à des droits autochtones établis ou réclamés; et ce n’est pas un veto absolu.

Elles ont enfin donné aux cours un outil pour appliquer cette obligation : un continuum de droits.

« Imaginez un graphique avec deux axes », illustre Larry Innes, un avocat spécialisé en droit autochtone et de l’environnement chez Olthius, Kleer, Townshend à Toronto. « L’un de ces axes est la solidité de la revendication, allant jusqu’aux droits qui sont intrinsèques à la culture, comme l’emplacement d’un village ancien ou d’un site cérémonial. L’autre axe représente l’intensité de l’impact, d’inconvénients de peu d’envergure jusqu’à quelque chose de très dérangeant, comme une mine à ciel ouvert. »

L’obligation de consultation n’est pas un veto — mais est-ce que ça implique l’exigence d’un consentement autochtone lorsqu’on se trouve à l’extrémité la plus élevée du conti­nuum? La question fait l’objet de débats animés dans les cercles de droit autochtone.

« Haïda a établi très clairement que l’obligation de consultation n’est pas un veto, tranche Me Isaac. Et quicon­que vous dit le contraire a totalement tort. »

Mais Me Alexander n’est pas aussi convaincu : « Dans certaines circonstances, selon le projet et la solidité de la reven­dication, l’obligation de consultation peut signifier un veto autochtone », croit l’avocat. Il ajoute qu’Haïda a établi que les droits prouvés et reconnus impliquent l’exigence d’un consentement — essentiellement un veto autochtone.

La plupart des experts s’entendent pour dire que Northern Gateway et d’autres projets de pipeline s’avèreront un test tant pour la force de ce veto que pour le degré d’implication de la Couronne. L’arrêt Haïda a établi que les gouvernements pouvaient déléguer les aspects procéduraux de cette consultation. La Colombie-Britannique l’a prise au mot, dit Me Alexander, et elle exige maintenant des promoteurs de projets qu’ils mènent ces consultations dans le cours de leur processus d’éva­luation environnemental.

« J’ai entendu des demandeurs dire qu’ils sont légalement tenus de respecter leur obligation déléguée de consulter », dit l’avocat. « Donc par voie de législation et de politiques, la Couronne délègue son obligation constitutionnelle à des tiers. »

L’inertie des gouvernements est à blâmer, dit Judith Rae, une avocate spécialisée dans le droit des traités chez Othius Kleer Townshend à Toronto. Elle a représenté des communautés des Premières nations dans le nord de l’Ontario.

« Les gouvernements sont de vastes institutions et ils changent de direction lentement », souligne-t-elle. « Ils sont ha­bi­tués d’ignorer les Premières nations, de prendre des décisions en les contournant plutôt qu’en les consultant. »« C’est une mauvaise approche. Ça revient à dire : ‘Nous sommes ici pour contourner les règles. Nous ne prenons pas cela au sérieux.’ On commence maintenant à voir la lente prise de conscience qu’ils doivent s’impliquer, mais en gros, les deux niveaux de gouvernement ont encore de la difficulté à conceptualiser la chose. »

Ottawa se fiait au processus de révision réglementaire et aux consultations de la compagnie Enbridge pour respecter ses obligations de consultation pour le projet Northern Gateway. Malgré tout, dans les heures qui ont suivi le rapport de l’Office national de l’énergie qui a fixé plus de 200 conditions pour que le projet de 7,9 milliards $ aille de l’avant, les communautés des Premières nations le long du corridor du pipeline ont menacé des poursuites (et au moins deux en ont déposé).

« Il n’y a pas de doute que la Couronne fédérale a échoué totalement dans ses responsabi­lités relatives à l’obligation de consulter dans le dossier de Northern Gateway », tranche Bob Rae.

Me Isaac n’est pas d’accord. « Oui, le fardeau de l’obligation de consultation repose sur la Couronne, mais les promoteurs du projet peuvent l’aider à la remplir », dit-il. « Selon moi, les con­sultations menées pour Northern Gateway ont été parmi les plus robustes au pays. »

Évidemment, un droit qui n’accorde pas un veto peut toujours fonctionner comme tel. Des recours judiciaires qui retardent un projet peuvent avoir des effets semblables à une ordonnance judiciaire — particulièrement lorsque le promoteur est une petite compagnie aux ressources limitées. Et ce sont ces firmes de plus petite taille — des compagnies en démarrage comme Northern Superior, par exemple — qui se sentent coin­cées entre la colère des communautés des Premières nations et cette apathie du gouvernement.

« Si vous voyagez à travers le monde en cherchant des milliards de dollars à investir dans un projet minier, vos investisseurs voudront — au minimum — des garanties que vos droits sur le territoire et les minéraux sont solides, et que vos permis ne sont pas vulnérables », dit Katia Opalka, une spécialiste en droit autochtone et environnemental chez Lavery de Billy à Montréal.

Pour éviter les pertes de temps et d’argent, les « compagnies qui œuvrent dans le domaine des matières premières travaillent souvent directement avec les communautés dans les environs de leur projet pour établir un plan de partage de l’information et de consultation. Et ils le font bien avant de commencer le processus réglementaire », dit l’avocate.

New Millenium Iron Corp, une jeune compagnie créée en 2003 pour exploiter deux dépôts de minerai de fer à environ 700 kilomètres au nord-est de Montréal, a négocié des ententes d’accommodement avec cinq communautés différentes. Ces ententes couvrent tout, de la compensation financière à la for­mation et à l’emploi, en passant par des aspects culturels comme des infrastructures pour les pratiques spirituelles. Ni le gouvernement du Québec, ni Ottawa n’ont été impliqués.

« C’était une dépense énorme pour nous — des centaines de milliers de dollars — parce que nous couvrions nos propres négociations et celles des Premières nations », dit Paul Wilkinson, vice-président senior responsable des affaires environnementales et sociales chez New Millenium. « Nous ne croyons pas qu’il soit approprié pour une compagnie privée de négocier des ententes relatives aux droits autochtones. »

« Mais si on ne l’avait pas fait? Je pense que le résultat aurait été que les communautés des Premières nations auraient bloqué le projet », croit le vice-président.

Les petites entreprises du secteur ne sont pas les seules à se plaindre du désengagement de la Couronne. Des petites communautés autochtones en manque de fonds et d’expertise peinent souvent à négocier de bonnes ententes.

« Vous avez des communautés des Premières nations avec des ressources limitées, des populations aux compétences limitées qui essaient de négocier des ententes massives impliquant des sommes d’argent énormes avec des petites opérations minières qui ne sont peut-être rien de plus que deux ingénieurs qui travaillent dans [leur] garage », illustre Ken Coates, un expert en droit autochtone à l’Université de la Saskatchewan.

En fait, plusieurs de part et d’autre du débat s’entendent pour dire que des règles nationales claires sont requises — ou au moins des lignes directrices — pour remplir cette obligation. Certains avancent que la solution pourrait être une agence quasi gouvernementale positionnée entre la Couronne, les Premières nations et les promoteurs de projets.

« Peut-être avons-nous besoin que le fédéral et les gouvernements des provinces se regroupent au sein d’un organisme national qui se tiendrait entre le projet et les tribunaux — un groupe de personnes avec des connaissances spécialisées à qui les juges pourraient s’en remettre, un peu de la manière dont ils s’en remettent à des commissions des valeurs mobilières », estime Tony Knox, un avocat basé à Vancouver.

Néanmoins, ajoute-t-il, on demandera sans doute aux compagnies privées de prendre l’initiative des négociations relatives à l’obligation de consulter pour deux raisons bien simples : c’est leur argent, et elles ont besoin d’un forum pour bâtir des relations avec les communautés autochtones basées sur le respect et les bénéfices mutuels.

« Chaque pays doit trouver la manière de répondre à ce que j’appellerais le ‘déficit de licence sociale’, dit-il. Je me souviens d’une conférence il y a plusieurs années au sujet du droit des matières premières et des communautés autochtones. J’expliquais la manière dont nous faisons les choses au Canada à un avocat d’un autre pays. Il a dit: ‘C’est très intéressant. Nous ne faisons pas de consultations. Dans notre pays, notre gouvernement fait dans le napalm. »

« Aussi mauvaises les choses puissent-elles être dans ce pays, vous êtes beaucoup mieux d’être une communauté autochtone qui se bat pour défendre ses droits constitutionnels ici qu’à peu près n’importe où dans le monde. »