L’effondrement de Heenan Blaikie
Un nouveau livre sur le cabinet juridique canadien qui a « échoué de façon spectaculaire »
Heenan Blaikie: The Making and Unmaking of a Great Canadian Law Firm
UBC Press
396 pages
39,95 $
L’effondrement spectaculaire du cabinet Heenan Blaikie en 2014 demeure l’un des pires échecs pour un cabinet juridique de l’histoire canadienne.
Le cabinet a été fondé à Montréal par trois jeunes juristes en 1973 et est rapidement devenu l’un des cabinets à plus forte croissance au pays. À son apogée en 2010, le cabinet comptait 560 juristes et 1 300 employés répartis dans neuf bureaux au Canada, ainsi qu’à Paris. À un certain moment, le cabinet comptait également parmi son personnel les anciens premiers ministres Jean Chrétien et Pierre Trudeau.
Mais tout a basculé le 5 février 2014, lorsque les associés de Heenan Blaikie ont voté la dissolution du cabinet. Beaucoup d’encre a coulé sur les causes de la dissolution de ce cabinet « plus gentil et plus doux », notamment dans un livre écrit par Norman Bacal, l’associé-directeur à l’époque.
Dans son nouveau livre, Heenan Blaikie: The Making and Unmaking of a Great Canadian Law Firm, Adam Dodek, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, tire profit d’un recul de dix ans, ainsi que d’entretiens avec plus de 180 anciens juristes de Heenan et plus de 40 spécialistes du secteur juridique.
« Si le cabinet Heenan Blaikie a échoué de manière spectaculaire, écrit Adam Dodek dans sa préface, c’est parce qu’il n’a pas su maintenir ses valeurs et souffrait de lacunes au chapitre de la gestion professionnelle, de la planification de la relève et de la vision stratégique. »
Le livre examine en profondeur les raisons de l’ascension et de l’effondrement de Heenan Blaikie et offre l’un des aperçus les plus éclairants et les plus complets sur le fonctionnement des grands cabinets juridiques au Canada.
Vous souhaitez en savoir davantage? Lisez le livre dans lequel le professeur Dodek fournit un aperçu approfondi de la fondation à l’écroulement de l’un des principaux cabinets du Canada tout en plaçant fermement ce qui s’y est passé dans le contexte d’autres cabinets nationaux de premier plan.
Avant la sortie officielle du livre le 15 octobre, Gail Cohen a rencontré l’auteur pour discuter de son livre et des importants changements qu’a connus la profession au cours des dix dernières années. La conversation a été modifiée pour cause d’espace ou de clarté.
GJC : Quelles ont été les principales raisons de l’échec de Heenan Blaikie?
AD : Je pense que sa plus grande force était aussi son talon d’Achille. J’ai interviewé plus de 180 juristes ayant travaillé chez Heenan Blaikie et, maintes et maintes fois, on m’a répété que l’atmosphère y était familiale. Leur souvenir du cabinet était teinté de nostalgie — même si certains d’entre eux ont perdu plusieurs centaines de milliers de dollars de leur capital. Le cabinet était géré comme une entreprise familiale, ce qui pouvait s’expliquer à l’époque alors qu’il s’agissait encore d’une petite organisation. Mais après être devenu un cabinet d’envergure dont les revenus annuels atteignaient les 250 millions de dollars, Heenan Blaikie ne s’est jamais adapté aux structures d’entreprise modernes nécessaires. En fin de compte, c’est ce manque de structures, de planification de la succession et de vision stratégique de l’entreprise qui a mené à sa chute.
GJC : Au cours de la décennie consacrée à l’écriture de ce livre, quels changements avez-vous observés dans la profession qui pourraient éviter qu’une situation similaire se reproduise au sein d’une entreprise d’une telle envergure?
AD : Même lorsque Heenan Blaikie existait encore, le profil d’exercice de la profession était en train de changer de visage et devenir plus professionnalisé, c’est-à-dire que l’on avait désormais recours à des gestionnaires professionnels de cabinet juridique. Plus de dix ans se sont écoulés depuis, et c’est vraiment ce que nous constatons. Donc, faire appel à des non-juristes à titre de gestionnaires spécialisés de cabinet juridique, envoyer des juristes suivre une formation de gestion d’entreprise ou de service consultatif professionnel, puisque c’est essentiellement ce qu’est un cabinet juridique.
L’autre grand changement que j’ai observé est le déclin des associations. À l’époque, il était évident que la poule aux œufs d’or c’était le fait d’être associé d’un grand cabinet. Au cours de la décennie qui a suivi, un énorme changement s’est produit : de plus en plus de gens choisissent de ne plus rejoindre les rangs des associés. En effet, de nos jours, on voit de jeunes juristes âgés d’une trentaine d’années dire : « Je veux prendre mes propres décisions. Je n’ai pas envie de devenir associé d’un cabinet juridique. Je ne souhaite pas ressentir la pression et assumer la responsabilité que cela suppose. »
GJC : Le livre mentionne des problèmes avec l’accord d’association de Heenan Blaikie. Dans cet accord, qu’est-ce qui posait problème?
AD : Tout d’abord, aucun accord d’association n’a été utilisé pendant leurs 25 premières années d’existence, ce qui, à mon avis, est un comportement irresponsable pour une entreprise à grande échelle. C’était une idée romantique, mais assez naïve. Et lorsqu’ils ont finalement rédigé un accord d’association, il était squelettique : il contenait peut-être 15 pages. Seuls trois paragraphes traitaient de la gouvernance, et lorsque l’entreprise s’est retrouvée en difficulté, ceux-ci n’ont été pratiquement d’aucune utilité. Il n’y avait aucune restriction concernant le report du versement du capital pour les associés sortants. Il n’est pas inhabituel au sein de grands cabinets juridiques canadiens de rédiger un accord d’association de 50, 60, voire 70 pages qui traite de contingences de toutes sortes et définit la gestion du cabinet.
GJC : Vous évoquez également un manque de transparence, un problème courant dans les cabinets juridiques. Quelle est votre opinion sur la transparence pour tous au sein d’un cabinet?
AD : Le manque de transparence était un énorme problème chez Heenan Blaikie et a certainement contribué à son échec. Certains associés avec qui j’ai parlé ont assumé leurs responsabilités et ont mentionné qu’ils avaient le droit d’accéder à ces renseignements puisqu’ils étaient propriétaires du cabinet. Ils ont manqué de rigueur. Ils n’ont pas su insister suffisamment. Heenan Blaikie était dirigé comme une dictature bienveillante, et tant que les gens gagnaient de l’argent, ils ne posaient pas trop de questions.
Nous vivons à l’ère de l’analyse, où il existe des données sur tout. De nombreuses personnes avec qui j’ai parlé il y a six ou sept ans m’ont avoué obtenir beaucoup plus de données sur la rentabilité de leur groupe de pratique et sur leurs clients dans leur nouveau cabinet que jamais auparavant chez Heenan. Heenan Blaikie a commencé à fournir plus de données en 2013, mais il était trop tard.
GJC : Quelle a été la chose la plus surprenante que quelqu’un ait dite à propos de son travail chez Heenan Blaikie?
AD : Ce qui me surprend le plus était de voir comment, malgré les énormes pertes financières subies par les associés individuels (plus de 200 000 $, 300 000 $ et dans certains cas, jusqu’à 400 000 $), que bon nombre de ces mêmes associés gagnent beaucoup plus d’argent dans leurs nouveaux cabinets que chez Heenan Blaikie et sans oublier les plaintes de harcèlement, les juristes qui travaillaient chez Heenan Blaikie me racontent combien ce cabinet et ses gens leur manquaient, qu’il s’agissait du point culminant de leur carrière professionnelle et à quel point ce fut une expérience unique.