Deux enquêtes révèlent les défis auxquels sont confrontés les juristes au Canada
Elles montrent que les cabinets privés et les juristes au sein du gouvernement doivent mieux définir ce que constitue le succès et mesurer les étapes pour y parvenir.
Les cabinets juridiques au Canada considèrent généralement qu’ils connaissent du succès. Cependant, selon la première version du rapport intitulé État du marché des cabinets juridiques canadiens, publié par l’Association du Barreau canadien, en collaboration avec la Thomson Reuters Institute, il existe parfois un décalage entre la manière dont les juristes définissent ce succès et la manière dont celui-ci est mesuré et planifié.
Bill Josten, responsable du contenu stratégique à la Thomson Reuters Institute, estime que les perspectives sont « prometteuses et optimistes » à bien des égards, y compris en ce qui concerne le rendement financier, et ce, pour une période d’un an à trois ans. Une grande partie de cet optimisme est justifié, notamment en raison de l’évolution du travail et de la manière dont la clientèle aborde ses priorités d’achat.
Le rapport publié aujourd’hui met cependant en lumière certains défis urgents auxquels sont confrontés les cabinets juridiques. L’étude a été réalisée en octobre dernier auprès de 330 juristes exerçant au sein de cabinets privés partout au Canada. Parmi les personnes interrogées, le rapport compte 90 juristes exerçant seuls, 116 juristes exerçant au sein de cabinets de 2 à 10 juristes, 84 juristes de cabinets de 11 à 179 juristes et 40 juristes de cabinets comptant plus de 180 juristes.
Les résultats de l’enquête soulignent qu’il est nécessaire pour les cabinets juridiques de s’adapter, d’innover et de donner la priorité à leur atout le plus précieux : les professionnelles et professionnels du droit qui les composent. À mesure que le paysage juridique évolue, il devient de plus en plus essentiel pour les professionnels du domaine de relever ces défis.
Steve Assie, responsable de la division du Canada pour Thomson Reuters, constate que les juristes participant à l’enquête à travers le Canada ont généralement une vision positive de leur entreprise, que ces personnes croient être en mesure de susciter des changements et qu’elles démontrent une ouverture à l’adoption de l’IA générative dans les années à venir. Il souligne cependant qu’il est primordial pour les juristes de maintenir ce bon cap en s’assurant de planifier et de développer des stratégies pour l’avenir.
Le rapport révèle que, selon les juristes participant à l’enquête, la réputation du cabinet est l’indicateur de réussite le plus important, suivi de près par la satisfaction de la clientèle, la clientèle acquise et les revenus. Les résultats mettent cependant aussi en évidence un « décalage troublant » entre ce que les cabinets juridiques déclarent être les indicateurs de réussite les plus importants et les indicateurs qu’ils évaluent et mesurent réellement. Moins de la moitié des personnes interrogées ont déclaré que leur cabinet réalise un suivi de l’évolution de sa réputation et un nombre encore plus faible des cabinets concernés mesure la satisfaction de leur clientèle.
Selon l’analyste juridique Jordan Furlong, de nombreux cabinets juridiques ne possèdent pas une définition claire de ce que signifie la réussite et ne mesurent pas les paramètres importants associés à la réussite, comme les bénéfices globaux ou la rétroaction de la clientèle.
« Si ces indicateurs ne sont pas évalués et mesurés, ils n’ont donc pas vraiment été priorisés, déclare-t-il. Pour moi, c’est ça l’élément flagrant à retenir : ce fossé qui existe entre ce qu’on déclare être important et ce qu’on fait réellement pour veiller à ce que les choses importantes s’accomplissent. »
Selon Jordan Furlong, les indicateurs utilisés n’ont pas besoin d’être complexes. Par exemple, il propose d’évaluer la satisfaction de la clientèle en leur demandant simplement leur avis à la fin d’un mandat ou en tenant un registre permettant de suivre facilement leurs demandes et leurs éventuels résultats.
Ces propositions sont également liées à l’écart révélé par l’enquête entre les objectifs et la vision. Les juristes participant à l’enquête citent parmi leurs défis les plus importants le fait de consacrer trop de temps aux tâches administratives, la pression en ce qui concerne les tarifs et la gestion de la santé mentale.
Le rapport met cependant en évidence un contraste important entre le grand nombre de personnes interrogées qui identifient l’existence de ces défis et le nombre relativement faible de personnes ayant mis en œuvre un plan et élaborant des mesures proactives pour faire face aux défis cernés, explique M. Josten.
Près de 60 % des personnes interrogées ont en effet indiqué que leur cabinet n’avait mis en place aucune stratégie pour relever ce qu’elles considèrent comme des défis importants.
Selon M. Josten, le manque de développement de stratégies s’explique principalement par le fait que les juristes, particulièrement ceux et celles exerçant au sein de petits cabinets, gèrent souvent leurs propres affaires. Les préoccupations d’ordre plus immédiat, permettant avant tout de maintenir l’entreprise sur pied et d’honorer les obligations salariales, prennent alors le pas sur l’élaboration et l’exécution d’un plan stratégique quinquennal.
Un autre facteur important s’explique par ce vieil adage prétendant que les juristes ne veulent rien de plus que d’être les premiers ou premières à être deuxièmes, une perspective infiniment meilleure que celle d’être la toute première personne à essayer quelque chose de nouveau. Selon M. Josten, le problème avec cette approche est que les solutions nécessaires aux défis cernés devront être élaborées sur mesure. La situation de chaque cabinet étant unique, s’appuyer sur des précédents et des solutions testées ne sera pas toujours pratique.
Citant notamment leur transition rapide vers le télétravail provoquée par la pandémie de COVID-19, le rapport indique cependant que les cabinets juridiques ont démontré leur capacité à planifier et à mettre en œuvre des changements relativement rapidement, en cas de besoin.
En ce qui concerne les mesures visant à atténuer l’épuisement professionnel et la surcharge de travail, près de 3 cabinets sur 10 prévoient d’augmenter leurs investissements dans des technologies s’appliquant spécifiquement au droit. Un nombre légèrement plus faible de cabinets prévoient, quant à eux, d’augmenter leurs investissements dans la prospection de clientèle, l’effectif de juristes et le personnel de soutien. La grande majorité compte maintenir les dépenses en matière de technologies juridiques à leur niveau actuel.
Selon le rapport, la plupart des dépenses technologiques prévues par les cabinets concernés par l’enquête visent surtout à « rattraper le retard par rapport à ce qui est devenu la norme du secteur ». Ainsi, elles visent, entre autres, l’obtention de logiciels de gestion du temps et de la facturation, de signature électronique et de recherche juridique. Toutefois, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, l’utilisation de l’IA générative comme moyen d’automatisation de certaines de ces tâches pourrait permettre de libérer des capacités et du personnel afin de les exploiter au sein de tâches à forte valeur ajoutée, explique M. Josten.
« Je pense que beaucoup de juristes au Canada s’intéressent au potentiel de l’IA générative et au fait qu’elle leur permettrait de rentrer à la maison à 17 heures plutôt qu’à 19 ou 20 heures », souligne M. Assie.
En parallèle à leur enquête sur l’état de la profession juridique, la Thomson Reuters Institute et l’ABC ont également réalisé un sondage auprès de 70 juristes travaillant au sein d’organismes gouvernementaux partout au Canada. Tout comme leurs homologues œuvrant au sein du secteur privé, ces juristes estiment en très grande majorité (82 %) que leur organisation a du succès.
Le rapport de référence sur les juristes du gouvernement mentionne également des facteurs subjectifs tels que la réputation, la satisfaction du personnel et la conciliation travail-vie comme indicateurs de réussite, mais la plupart de ces indicateurs ne sont généralement pas suivis. Par exemple, alors que la réputation du service fait partie intégrante de la définition du succès pour 86 % des personnes interrogées, seulement 29 % ont déclaré que ce facteur fait l’objet d’un suivi.
Les juristes du gouvernement ont cerné quatre principaux objectifs pour leurs services ou contentieux : améliorer l’efficacité interne, améliorer la valeur ajoutée de leur service, améliorer l’engagement et le bien-être du personnel et offrir un meilleur service à la clientèle.
Les juristes du gouvernement ont également déclaré que la gestion de la santé mentale et du bien-être était leur principal défi. La gestion et l’amélioration de la santé mentale et du bien-être du personnel sont essentielles au recrutement et à la rétention des talents. D’ailleurs, 81 % des juristes du gouvernement ont déclaré que c’était leur principal défi. Il s’agit d’un chiffre beaucoup plus élevé comparé aux juristes exerçant en cabinet privé, dont seulement 59 % ont cité la santé mentale parmi leurs sources d’inquiétude. Toutefois, le rapport révèle que 88 % des juristes exerçant au sein de cabinets de grande taille considèrent que la gestion des problèmes de santé mentale est un défi pour leur cabinet, un pourcentage qui dépasse de plus de dix points les résultats des autres catégories de cabinets juridiques.
Le rapport de référence sur les juristes du gouvernement a lui aussi mis en évidence un décalage entre ce que les juristes du gouvernement considèrent comme des défis et ce qui a vraiment été fait par leurs services pour relever ces défis. Selon le rapport, ce sont les défis les plus faciles à relever, comme ceux qui concernent la manière dont le travail est effectué, qui sont les plus souvent abordés. Les domaines plus complexes, tels que l’amélioration de l’efficacité interne, font rarement l’objet d’une mise en œuvre de mesures. Seulement 10 % des services ont apporté des changements afin d’améliorer l’efficacité.
Selon M. Josten, les deux rapports sur la profession juridique au Canada fournissent des points de référence à partir desquels il est possible d’apprendre à mesurer le succès de manière plus efficace.
« C’est ça l’appel à l’action pour ce qu’on voudrait voir dans la version de 2025 : un rapport qui présentera moins de ces enjeux comme étant des défis parce qu’ils auront déjà été résolus. »