Valoriser le travail des juristes
Le problème avec le concept d’heure facturable, c’est qu’il s’agit d’un indicateur de revenus et de bénéfices, et non d’une mesure de valeur.
Le concept d’heure facturable est pointé du doigt comme étant la source de nombreux problèmes dans le secteur du droit. On blâme cette façon de faire principalement parce qu’elle favorise une culture de travail excessif qui ne correspond pas nécessairement à la valeur réelle apportée. Ces critiques sont valides, mais elles visent le symptôme plutôt que la source du problème. La source réside dans le fait qu’évaluer le travail en fonction des heures travaillées est une mauvaise façon d’évaluer la valeur apportée. Certaines formes de travail créent une très grande valeur, tandis que d’autres peuvent s’avérer complètement inefficaces. Or, il est difficile d’attribuer une valeur à chaque unité de travail et, même si, dans les grands projets, une certaine part de travail inefficace est sans doute inévitable, les personnes qui l’effectuent doivent tout de même être payées.
Dans de telles situations où il est difficile, voire impossible, de quantifier directement l’élément que l’on souhaite évaluer, il est logique de trouver un autre élément, démontrant une corrélation avec ce que l’on souhaite évaluer, et de mesurer cet autre élément à la place. C’est ce qu’on appelle un indicateur, et trouver le bon indicateur peut s’avérer un exercice complexe lorsqu’il est impossible de mesurer directement ce que l’on cherche à suivre. Voilà exactement ce qui se passe avec les heures facturables. Le problème avec cette façon de procéder, c’est que ces paramètres entraînent souvent une certaine distorsion en encourageant les personnes à travailler de façon à optimiser leur rendement par rapport à l’indicateur. Cela en fait une mesure moins fiable de la valeur sous-jacente que l’on cherche à mesurer.
Cela nous ramène aux questions de base de corrélation et de causalité. La corrélation est généralement facile à mesurer : il suffit de comparer des ensembles de données et d’examiner la façon dont ils se comportent en regard de différentes valeurs. On dit qu’il existe entre eux une corrélation s’ils évoluent de façon parallèle. Déterminer s’il existe une relation de causalité est cependant plus difficile. Un exemple simple : l’incidence du temps pluvieux sur les ventes de parapluies. Et quelle est la variation de ces deux facteurs en regard de la vente d’imperméables?
Quand vient le temps d’évaluer le travail des juristes, des éléments comme la qualité du travail, les connaissances et l’expertise sont difficiles à quantifier. Le temps est quant à lui une variable facilement mesurable et interchangeable. Bien souvent, le nombre d’heures travaillées ne sera qu’indirectement lié à la valeur apportée aux clients. Lorsqu’un conseil judicieux ou un bon renseignement permet d’éviter de graves problèmes ou encore, de créer des occasions uniques, la valeur de ce service peut être incroyablement élevée. Consacrer autant de temps à un dossier pourrait aussi n’apporter aucune valeur importante aux clients.
Cependant, puisque les employés sont rémunérés principalement en fonction du temps travaillé, les coûts liés à la prestation du service ne varient généralement pas beaucoup. De plus, comme les clients préfèrent avoir une idée du montant qui leur sera facturé, il est probable qu’ils ne voient pas d’un très bon œil le fait de se faire facturer quelques heures à un tarif moindre, puis une demi-heure à 100 000 $. Quantifier la valeur de l’information, du conseil et des services, plutôt que des résultats, n’est pas plus facile. Les juristes ne vendent pas des victoires; ils travaillent en vue d’optimiser les résultats en fonction de situations particulières. La démarche parfaite mènera souvent à un règlement; après un examen prudent, le statu quo se révélera peut-être la meilleure option dans les circonstances. Ces démarches ne sont toutefois pas aussi satisfaisantes que le fait d’obtenir gain de cause à l’issue d’un litige ou de provoquer les changements espérés. Même s’il était possible de systématiquement valoriser les services, les clients sont plus susceptibles de favoriser certaines issues plutôt que d’autres en raison de biais cognitifs.
Or, même lorsque les juristes et leurs clients conviennent qu’ils préfèrent procéder en calculant les heures facturables, cette façon de faire peut tout de même déformer le travail accompli au sein des cabinets. En effet, le rendement des juristes travaillant au sein des cabinets est souvent évalué en fonction du nombre d’heures facturées, mais encore là, les heures facturables ne sont qu’un indicateur des revenus, qui ne sont quant à eux qu’un indicateur de la rentabilité. Il n’existe pas de lien de causalité entre les deux : de nombreuses heures travaillées ne sont jamais facturées aux clients à la discrétion de la personne responsable d’un dossier. Ou encore parce que le client refuse de payer.
Si les juristes ne savent pas où se situe la réelle valeur de ce qu’ils font pour leurs clients, ils pourraient penser que le fait de facturer des heures démontre leur contribution à la rentabilité, ce qui est secondaire. Comme c’est le cas pour n’importe quel indicateur, les heures facturables sont faciles à calculer.
Règle générale en théorie des affaires, il n’est pas recommandé de fixer le prix des produits en fonction d’intrants, comme les coûts associés à la fabrication, pour ensuite majorer ces coûts afin d’en dégager une certaine marge de profit. On ne recommande pas de procéder ainsi, parce que cela ne traduit pas toute la valeur que les clients attribuent aux produits. Il est plus optimal de facturer ce que le marché est prêt à payer. À l’inverse, si les clients attribuent aux produits une valeur inférieure au coût des intrants, il est logique de chercher à exprimer leur valeur autrement. Des stratégies, comme quantifier le temps requis pour la production ou présenter le coût de la matière première, peuvent alors être utiles pour justifier un certain niveau de prix auprès des clients.
Puisque les juristes préfèrent avoir une idée de la rémunération qu’ils toucheront, et que les clients préfèrent avoir une idée de la facture qui leur sera acheminée, l’heure facturable demeurera probablement la façon la plus répandue de facturer les services juridiques (je donne ici un exemple illustrant à quel point il est moins satisfaisant de recommander le statu quo que de recommander le changement). Cela dit, comme c’est le cas chaque fois que l’on choisit d’avoir recours à un indicateur, il est important de tenir compte de ce que l’on peut légitimement espérer des résultats.
Il est essentiel de tenir compte des incitatifs liés à un indicateur qui pourraient récompenser un comportement de distorsion, et les distorsions découlant de l’heure facturable sont amplement documentées. Cela diminue la valeur de l’indicateur comme outil pour mesurer les valeurs sous-jacentes. Espérons qu’une compréhension plus nuancée des raisons pour lesquelles la facturation fondée sur l’heure facturable crée des données problématiques aidera les cabinets à mieux gérer leurs affaires.
Sarah Sutherland est l’auteure de cet ouvrage publié récemment : Legal Data and Information in Practice: How Data and the Law Interact.