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Ne me quitte pas

Les cabinets doivent-ils repenser leurs stratégies de rétention?

Headed for the exit

L’année dernière, lorsque les médias ont commencé à signaler une augmentation mondiale du nombre de personnes qui quittaient leur emploi, la tendance était surtout attribuée à la pression qu’exerçait la pandémie sur les travailleurs essentiels, notamment ceux qui devaient porter le masque tous les jours à un salaire modeste pour veiller à ce que les entrepôts ne manquent pas de stocks et à ce que l’économie continue de rouler.

Cependant, les démissions de masse sont aujourd’hui un phénomène de col blanc, qui touche même les gens qui ont la chance de travailler à domicile. Le rapport de 2022 sur l’état du marché juridique, produit par le Center on Ethics and the Legal Profession de l’Université de Georgetown et l’Institut Thomson Reuters, constate que, malgré une demande en forte croissante de services juridiques, les cabinets des États-Unis ont du mal à attirer de nouveaux talents et à maintenir leur effectif.

De nombreux cabinets ont réagi en injectant de l’argent pour régler le problème, offrant des salaires plus élevés et des primes de maintien en poste. Le rapport donne fortement à penser que cette approche ne fonctionne pas, car les cabinets des États-Unis présentant le taux de roulement le plus bas ont tendance à avoir la plus faible croissance de la rémunération du marché.

Les spécialistes qui suivent de près le marché des services juridiques du Canada affirment que le même phénomène se produit ici. Les gens quittent leur poste et l’argent à lui seul ne suffit pas pour les faire revenir.

« Je dirais que le marché canadien est le reflet du marché des États-Unis, soutient Warren Smith, de Smith Legal Search, à Vancouver. Nous disposons de données beaucoup plus fiables en provenance des États-Unis, qui font état d’un taux d’attrition de 25 %. Habituellement, ce taux varie entre 15 et 18 %. En fait, ce taux pourrait être plus élevé ici, car je sais que beaucoup de cabinets juridiques des États-Unis et du Royaume-Uni font du recrutement au Canada. »

Si l’argent ne fonctionne pas, qu’est-ce qui marche? Les opinions diffèrent, mais la plupart des personnes qui travaillent dans le domaine du recrutement de juristes affirment que l’expérience du travail à distance a bouleversé les attentes de bien des gens au sein du secteur. Le travail à la maison leur a montré ce dont ils sont privés – aussi bien des aspects positifs que négatifs – en ne se rendant pas tous les jours à un bureau.

« Les gens se sont rendu compte qu’après quelques mois de travail à la maison, certains aspects de leur vie s’étaient améliorés, affirme Jordan Furlong, analyste du secteur juridique et directeur de Law 21. Ils ont eu un avant-goût de ce genre de vie et ont décidé de ne pas retourner au bureau, avec les longues heures de déplacement qui y sont associées. Aussi, les cabinets juridiques sont parfois des lieux de travail plutôt désagréables. Ce sont des endroits où il y a une énorme pression, avec un niveau élevé d’agressivité, où vous avez l’impression qu’il y a toujours quelqu’un qui vous tourne autour, où vous êtes toujours mis à l’épreuve. Les juristes découvrent qu’ils peuvent faire 80 % de ce qu’ils avaient l’habitude d’accomplir sans cette anxiété additionnelle. »

Les pénuries de talents favorisent un marché de vendeurs. La prévalence du travail à distance dans les services juridiques signifie que les juristes peuvent maintenant travailler pour n’importe qui, de n’importe où. Ils peuvent être rémunérés en dollars des États-Unis tout en profitant du coût de la vie inférieur d’un milieu urbain canadien.

Ainsi, les cabinets doivent se concentrer sur des facteurs associés à la qualité de vie si elles veulent assurer un bon niveau de dotation. Pour de nombreux juristes, et particulièrement pour les plus jeunes, la perte du milieu de travail en personne les prive à la fois d’une rétroaction professionnelle et d’occasions de mentorat.

« Puisque tout le monde est habitué à travailler à distance, les gens sont nombreux à être déconnectés de leur lieu de travail, de leur équipe », dit Sameera Sereda, associée directrice du Cousnel Network.

La conséquence de cette déconnexion est un manque de loyauté et de confiance.

« Si vous êtes un juriste en début de carrière en ce moment, vous avez passé la moitié de cette carrière à travailler en ligne. Si votre cabinet ne communique pas régulièrement avec vous pour avoir des conversations significatives sur le travail à accomplir, vous vous demandez peut-être pourquoi vous devriez vous soucier de votre organisation et en quoi elle vous est utile. »

Le genre d’isolement qui va de pair avec le travail à distance mène à l’introspection et à de grandes questions sur l’avenir, croit M. Smith. « Suis-je heureux? Est-ce que je me sens valorisé? »

Si les réponses à ces questions sont négatives, vingt mille dollars de plus ne vont probablement pas les transformer en réponses affirmatives.

« Si l’argent ne parvient pas à convaincre certains juristes, ils peuvent quand même être courtisés en faisant appel à leur instinct professionnel et en leur promettant plus d’autonomie », déclare Me Furlong.

« Autonomie, contrôle et finalité, ajoute-t-il, citant au passage une recherche de l’auteur américain Daniel Pink. Les gens veulent pouvoir prendre des décisions, tout en s’améliorant professionnellement. C’est particulièrement important pour les juristes qui cherchent constamment à développer leurs compétences. Ils veulent accomplir des choses qui ont de l’importance. Donnez à vos employés des occasions de faire preuve de créativité dans leur travail, d’apprendre de nouvelles choses. Dites-leur que vous allez leur donner des possibilités de s’améliorer dans ce qu’ils font. 

La plupart des avocats ne deviendront pas des associés. Certains d’entre eux ne le souhaitent pas. Selon Me Furlong, les cabinets juridiques doivent comprendre ce fait et traiter leurs employés en conséquence.

« Vous pouvez dire ce que vous attendez des personnes qui cherchent à devenir des associés et les guider tout au long du processus, précise-t-il. Mais vous devez faire comprendre à vos employés que, peu importe s’ils restent ou s’ils partent, vous voulez les aider à devenir de meilleurs professionnels. »

Il ne faut pas non plus tenir comme acquis que, tôt ou tard, tout reviendra à la normale. Le travail à distance, malgré tous ses inconvénients, est probablement là pour de bon parce qu’il offre aux gens plus de contrôle sur l’équilibre travail-vie.

Ainsi, Me Furlong croit que les cabinets juridiques doivent apprendre à faire des concessions, à faire confiance à leurs employés pour effectuer le travail avec un minimum de supervision.

« Les cabinets juridiques ont toujours eu l’impression qu’il leur fallait contrôler leurs employés, que si les associés ne pouvaient pas voir le travail accompli en tout temps, ils ne pouvaient pas faire confiance. Ce genre d’attitude ne fonctionnera plus. Faites confiance à vos employés. Donnez-leur l’autonomie dont ils ont besoin et qu’ils méritent. Si vous ne le pouvez pas, ils partiront avant longtemps. »