Un signal d’alarme
Les preuves montrent que le modèle de l’heure facturable est nuisible à la santé des juristes. Les cabinets juridiques doivent trouver des solutions.
Les résultats inquiétants d’une récente étude canadienne sur le bien-être dans la profession juridique devraient obliger les dirigeants de cabinets juridiques à se pencher sérieusement sur leur propre cabinet, estiment les experts.
L’Étude nationale sur les déterminants de la santé psychologique des professionnels du droit au Canada a montré que plus de la moitié des répondants ont déclaré souffrir de détresse psychologique et d’épuisement professionnel. La recherche a également révélé que les juristes, en particulier au cours de leurs premières années de pratique, souffrent de niveaux élevés de dépression, de stress et de consommation d’alcool et de drogues.
Glen M. Hickerson, c.r., signale que les problèmes de santé auxquels sont confrontés les membres de la profession juridique ne l’ont pas surpris, mais que l’ampleur du problème l’a étonné.
« Nous savions que le vent était mauvais, mais nous ne savions pas qu’il s’agissait d’un ouragan », déclare Me Hickerson, qui préside le Sous-comité ABC Bien-être et qui est avocat plaidant au cabinet Wilson Laycraft Barristers & Solicitors de Calgary.
Me Hickerson a été particulièrement frappé par le fait que près d’un juriste sur quatre a déjà envisagé le suicide.
« Nous savions auparavant que c’était une proportion élevée et disproportionnée par rapport à la population générale, mais nous ne savions pas que c’était aussi élevé, dit-il. Vous êtes à peu près sûr qu’une personne que vous rencontrez régulièrement dans votre pratique a été dans cette situation. »
L’étude a également révélé que plus de 57 % des professionnels du droit interrogés ont connu une détresse psychologique et que plus de 35 % ont souffert d’anxiété.
« Les gens sont activement affectés par leur travail, estime Me Hickerson. Cela devient une attente du travail — c’est institutionnalisé — que vous votre travail va vous faire souffrir. S’il s’agissait d’une usine de fabrication de petites choses inutiles, il y aurait assez rapidement une enquête sur la santé et la sécurité, et l’usine serait fermée. »
Tom Ullyett, un juriste de la fonction publique qui a été sous-ministre et sous-procureur général au ministère de la Justice du Yukon, estime que les constats de l’étude portent à réfléchir.
« La profession juridique est une profession à haut risque - haut risque de dépression, haut risque d’autres problèmes de santé mentale », dit Tom Ullyett, qui représente le Yukon au Conseil d’administration de l’ABC.
L’inquiétude au sujet des heures facturables est l’une des conclusions notables de l’étude, qui a été réalisée par des chercheurs de l’Université de Sherbrooke avec le financement de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada et de l’ABC. Plus de 85 % des professionnels du droit ayant un objectif d’heures facturables d’au moins 1 200 heures par an ont déclaré qu’ils ressentaient une pression pour atteindre cet objectif.
Ken Armstrong, c.r., avocat-conseil associé chez Icon Law Group à Vancouver, a été surpris de constater qu’il suffisait de 1 200 heures facturables par an — soit environ cinq par jour — pour que les juristes commencent à se sentir stressés.
« Cela m’a ouvert les yeux », dit Me Armstrong, le représentant de la Colombie-Britannique au Conseil d’administration de l’ABC. « Pourquoi 1 200 heures facturables sont-elles si stressantes? C’est probablement parce qu’il y a aussi des centaines d’autres heures non facturables requises. »
L’étude, publiée en octobre et suivie en décembre de recommandations, a révélé que moins de 70 % des heures travaillées par les participants et participantes étaient facturables.
Selon Me Armstrong, les constats de cette étude devraient inciter les dirigeants des cabinets juridiques à prendre des mesures pour éviter que leurs juristes ne soient en difficulté.
« Je veux garder la perspective humaine dans les “ressources humaines”, dit-il. En tant que dirigeant d’un cabinet juridique, je pense qu’il est important de se rappeler que nos employés ne sont pas des marchandises. Ils sont évidemment notre plus grand atout, mais ce sont des personnes qui ont des défis à relever dans leur quotidien, qui ont des amis, une famille et des activités, et nous devons en tenir compte. »
Le modèle de l’heure facturable repose sur la prémisse que les juristes sont en bonne santé, désireux et capables d’accomplir des tâches pour leurs clients, explique Me Ullyett.
« Vous n’êtes pas un bon gestionnaire de juristes si vous ne prêtez pas attention à leur santé mentale et à ce qui permet aux gens de s’épanouir et de prospérer par opposition à ce qui les tire vers le bas pour qu’ils rentrent chez eux et boivent une bouteille de vin par soir », dit-il.
Selon Me Hickerson, les dirigeants des cabinets juridiques doivent prendre conscience qu’il ne suffit pas d’organiser un cours de yoga à l’heure du lunch ou de diffuser une vidéo sur la pleine conscience pour résoudre la crise de la détresse mentale dans la profession juridique.
« Cela va impliquer des choix difficiles, propose-t-il. Les heures facturables, en particulier les objectifs ou quotas élevés d’heures facturables, sont très nuisibles et à peu près rien ne peut être fait pour réparer les dommages que cela cause. Cela provoque vraiment des traumatismes importants. »
De nombreux cabinets juridiques ont une culture du travail acharné qui se fait au détriment de la capacité de leurs juristes à prendre des congés et à passer du temps avec leur famille, explique Me Hickerson.
« Certains associés continuent de penser qu’ils peuvent insister pour que les juristes renoncent à leurs fins de semaine et viennent travailler même si c’est l’anniversaire de leur enfant ou leur anniversaire de mariage, dit-il. Cela se traduit par un coût. Vous réduisez la capacité de cette personne à continuer à effectuer son travail. Vous ne pouvez le faire qu’un certain nombre de fois. »
Il est dans l’intérêt du cabinet juridique de s’assurer que ses employés sont épanouis, dit Me Armstrong.
« Si les dirigeants d’un cabinet sont soucieux du bien-être au sein de leur entreprise, ils obtiendront probablement un meilleur taux de rétention qu’un cabinet juridique qui s’efforce d’extraire la moindre minute facturable de chaque ressource de facturation, estime-t-il. Le coût du remplacement d’un juriste se chiffre en centaines de milliers de dollars entre la perte d’élan, le temps perdu par les personnes chargées du recrutement et le retard de productivité lors de l’intégration du remplaçant. »
Les cabinets juridiques peuvent également contribuer à réduire la stigmatisation de la maladie mentale en faisant la promotion des programmes d’aide aux employés qu’ils offrent par l’entremise de leur régime d’avantages sociaux ou du barreau provincial, et en respectant la santé mentale de leurs juristes, souligne Me Armstrong.
« Nous devons nous assurer d’être respectueux des besoins des personnes souffrant d’une maladie mentale nécessitant des adaptations et de les traiter de la même manière que si elles souffraient d’une maladie physique nécessitant des adaptations, explique-t-il. En tant que juristes, nous utilisons notre esprit. Pourquoi ne respecterions-nous pas le fait que notre esprit a également besoin d’une attention médicale? »