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La lutte contre l’impunité en Ukraine

Avocats sans frontières Canada s’associe à des femmes juristes en Ukraine pour recenser les cas de violence sexuelle en temps de guerre.

Map of Ukraine in conflict

Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine en février 2022, toute la société ukrainienne s’est mobilisée.

La profession juridique n’a pas fait exception.

Au sein de JurFem, l’une des premières associations ukrainiennes de femmes juristes, le travail d’avant-guerre était axé sur le soutien aux femmes dans la profession juridique, la promotion des droits des femmes et la lutte contre la violence et la discrimination fondées sur le sexe. Le groupe s’efforçait d’améliorer le cadre juridique relatif à la violence conjugale et au harcèlement sexuel, et effectuait des analyses comparatives fondées sur les sexes des propositions de loi. 

La guerre a ensuite apporté une nouvelle réalité, et JurFem s’est rapidement réorientée vers le soutien aux survivantes de violences sexuelles liées au conflit.

Un an avant l’invasion, un autre groupe — Avocats sans frontières Canada (ASFC) — avait également déposé des propositions pour aider à lutter contre la violence fondée sur le sexe en Ukraine. La guerre a contraint ASFC à adapter ses efforts.

« Malheureusement, chaque fois qu’il y a ce type de conflit, les femmes sont parmi les premières victimes », explique Pascal Paradis, directeur général et cofondateur d’ASFC.

Les forces russes sont connues pour utiliser la violence sexuelle comme arme de guerre. L’humiliation, le viol et le viol collectif, y compris devant et par des membres de la famille, font partie de leur « boîte à outils ». En Syrie et en Tchétchénie, « elles ont toujours fait la même chose ». Les communications interceptées entre les soldats russes et leurs conjointes restées au pays suggèrent que ce comportement est soutenu, voire encouragé (disponible uniquement en anglais).

À la suite de ces événements atroces, la représentation juridique des personnes survivantes est toujours un défi.

« Il arrive que l’aide afflue dans un pays, mais elle vise surtout à soutenir les institutions de l’État et le système judiciaire », explique Me Paradis. Les victimes de violences sexuelles liées à un conflit ont tendance à s’adresser d’abord aux organisations de la société civile, ajoute-t-il, de sorte que les efforts d’ASFC sont axés sur le renforcement de leurs capacités.

Lors de la recherche d’un groupe partenaire ukrainien, Gonzague Dupas, consultant auprès d’ASFC, affirme que l’approche de JurFem cadrait parfaitement. « Nous avons eu l’impression que leur ADN et leur épine dorsale étaient semblables aux nôtres, que nous partagions les mêmes principes. De ce fait, nous avons pu établir une relation de confiance et travailler ensemble ».

En avril de cette année, JurFem a mis en place une ligne d’assistance téléphonique pour les victimes de violences sexuelles liées au conflit. À ce jour, elle a reçu plus de 320 appels. L’organisme fournit également des services juridiques gratuits aux personnes survivantes qui souhaitent s’adresser à la police et intenter des poursuites. 

Kateryna Shunevych, juriste et membre du conseil d’administration qui dirige le centre d’analyse de JurFem, affirme que personne n’est à l’abri de ces « crimes invisibles ». 

« Quel que soit votre âge, que vous soyez un homme, une femme ou une ou un enfant, les soldats russes ne réfléchissent pas beaucoup à la manière de choisir une victime. »

En date du 10 juillet 2023, 212 cas de violences sexuelles liées au conflit ont été officiellement signalés aux procureures et procureurs d’Ukraine. Cependant, il n’existe aucune donnée sur ce qui se passe dans les territoires occupés par la Russie. Toutes les parties concernées savent que c’est là que se produisent la plupart des violences. 

« Nos partenaires nous disent qu’une fois les territoires occupés libérés, il y aura une avalanche de nouveaux cas », explique Me Paradis.

Plutôt que de fournir des services juridiques directs ou de plaider des causes, ASFC s’implique principalement en apportant un soutien financier, en dispensant des formations, en partageant les leçons apprises et en établissant des relations avec d’autres juristes et spécialistes qui effectuent un travail similaire à travers le monde. Avec près de 150 membres du personnel dans une dizaine de pays, ASFC dispose d’une expertise interne et de relations internationales considérables sur lesquelles s’appuyer. 

En Colombie, où la guerre civile dure depuis des décennies, les juristes se distinguent par leur expertise dans la représentation des victimes de violences sexuelles liées au conflit. ASFC a passé 20 ans à soutenir les juristes de Colombie et les met aujourd’hui en contact avec leurs homologues d’Ukraine.

Compte tenu de l’ampleur des violences sexuelles liées au conflit en République démocratique du Congo, les juristes d’Ukraine souhaitent également entrer en contact avec des juristes de ce pays. S’inspirant des expériences et des meilleures pratiques d’autres pays, l’équipe de JurFem met en application les outils juridiques et les leçons apprises dans le contexte ukrainien.

Me Shunevych explique que depuis décembre, JurFem coordonne un groupe multidisciplinaire au sein du bureau du procureur général de l’Ukraine, composé de spécialistes de la justice pénale à l’échelle nationale et internationale. Son objectif est d’améliorer les enquêtes et les procédures, de trouver les meilleures preuves de l’existence de violences sexuelles et de fournir des services aux personnes survivantes. 

« Il existe différents types de violences sexuelles », explique MShunevych. « Auparavant, le bureau du procureur ne les reconnaissait même pas tous. Le mariage forcé, par exemple, n’était pas considéré comme un crime par les gens. »

Mais grâce au partage des pratiques et des normes internationales, l’éventail des crimes liés à un conflit est de mieux en mieux compris et reconnu. Le groupe a élaboré de nouvelles lignes directrices pour chacun de ces crimes, et celles-ci constituent une feuille de route pour la police et les procureures et procureurs en vue d’enquêter et de recueillir les preuves nécessaires.

À ce jour, neuf séries de lignes directrices ont été élaborées, et le bureau du procureur général en a approuvé quatre. Le parlement ukrainien est également saisi d’un projet de loi visant à protéger la confidentialité des personnes survivantes.

Les juristes de JurFem ont réalisé ce travail dans des conditions parfois difficiles, tout en faisant face à des violations flagrantes des droits de la personne qui dépassent ce que la plupart des gens exerçant une profession juridique au Canada sont susceptibles de rencontrer. Me Dupas se souvient de l’un de leurs premiers séminaires en ligne, qui a été mis hors ligne à la suite d’une attaque de missiles russes. Les cris et les sirènes leur ont fait prendre conscience de la réalité de ce que vivaient leurs collègues.

Pourtant, une fois le séminaire terminé, l’équipe de JurFem en a demandé l’enregistrement et s’en est servie pour intégrer avec succès des preuves électroniques dans une affaire, créant du même coup un précédent en Ukraine.

Mes Paradis et Dupas ne tarissent pas d’éloges à leur égard. 

« Ce sont des juristes incroyables », affirme Me Paradis. « Nous avons eu l’occasion de les voir à l’œuvre. Elles sont jeunes, mais elles sont si matures et si impressionnantes ».

Marta Pavlyshyn, juriste et spécialiste du centre d’éducation de JurFem, explique que son équipe et elle, confrontées à des cas traumatisants, doivent faire preuve d’empathie sans se laisser distraire par les horreurs qu’elles entendent. 

« Il est horrible de dire que l’on s’habitue à ce genre d’histoires, car ce n’est pas le genre de choses auquel on veut s’habituer », dit-elle. « Mais la peau devient un peu plus dure. »

La force et la détermination dont l’équipe de JurFem a fait preuve s’étendent à la majeure partie de la communauté juridique ukrainienne. Elle a répondu à une invasion armée par une guerre juridique, en utilisant tous les mécanismes disponibles : la Cour pénale internationale, la Cour internationale de justice, le système européen, le système des Nations Unies, les rapporteurs spéciaux et les rapporteuses spéciales, et leur propre système juridique. 

Me Paradis reconnaît que les solutions juridiques ne peuvent pas tout régler, mais il souligne que quelque chose d’incroyable est en train de se produire en Ukraine. 

« L’ampleur de la réaction juridique est inédite, sans précédent dans l’histoire du monde », déclare-t-il. 

« Elle montre à quel point le cadre juridique international que nous avons lentement mis en place depuis la Deuxième Guerre mondiale est en train de s’améliorer et de se restructurer », ajoute-t-il. « Et que le système juridique international est suffisamment solide pour être utilisé même lorsque les bombes continuent de tomber. Et que l’on dise déjà qu’il n’y aura pas d’impunité? C’est vraiment impressionnant. »

MDupas explique que les juristes d’Ukraine sont en train de rédiger le nouveau manuel sur les poursuites judiciaires dans les affaires de violence de masse, de massacres de masse et de violences sexuelles liées à un conflit. 

« Nous utiliserons ce manuel dans les années à venir dans d’autres contextes, et les juristes internationaux s’appuieront sur le travail que ces juristes font en ce moment même », déclare-t-il. 

« C’est un privilège pour nous, chez Avocats sans frontières Canada, de pouvoir soutenir ces efforts. »

Selon Me Dupas, il est également encourageant de constater que l’État prend les choses au sérieux, ce qui n’est pas toujours le cas dans les zones de guerre. 

Jusqu’à présent, le gouvernement du Québec a financé le travail d’ASFC en Ukraine dans le cadre de sa politique de relations internationales. Le groupe attend une réponse à une proposition déposée dans le cadre du Programme pour la stabilisation et les opérations de paix (PSOP) d’Affaires mondiales Canada pour poursuivre son travail. 

Vu que l’objectif actuel de ces efforts est de mettre un terme aux violations commises par les soldats russes et d’en poursuivre les auteurs, Me Pavlyshyn explique qu’au-delà de la guerre, il s’agit de construire quelque chose de mieux, en s’inspirant des normes de l’Union européenne.

« Nous nous intéressons beaucoup aux normes du travail, à la question de la reconstruction après la guerre, à la manière de reconstruire le système, à la manière de rendre le système sensible à la spécificité des sexes. »

En mai, Mes Pavlyshyn et Shunevych se sont rendues au Canada pour rencontrer des ministres et des organisations afin de les sensibiliser à l’incidence des violences sexuelles commises depuis l’invasion russe et de soutenir la lutte de la société civile ukrainienne contre l’impunité.

Me Pavlyshyn souligne l’importance de tirer des enseignements des collaborations internationales, en particulier dans des pays comme le Canada. Ici, la présence d’une politique féministe à l’échelle nationale, d’une province (le Québec) ayant créé un tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et d’une longue histoire de normes et de pratiques en matière d’égalité entre les sexes offre des indications précieuses.

« Nous venons tout juste d’entamer ce processus en Ukraine. Nous ne faisons que commencer à expliquer aux gens pourquoi l’égalité entre les sexes est importante », explique Me Pavlyshyn. 

« Nous tenons vraiment à obtenir l’aide de différents pays pour mettre un terme à la guerre. Mais au bout du compte, nous aspirons également à devenir un pays développé doté de bonnes pratiques en matière de protection des droits de la personne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays. »