Créer un précédent mondial
Le Canada tente de montrer la voie à suivre pour saisir des actifs russes.
Le monde regarde le Canada.
C’est le message que l’ambassadrice ukrainienne Yuliya Kovaliv a partagé dans le cadre de la Conférence annuelle de l’Institut canadien d’administration de la justice, qui a récemment eu lieu à Ottawa. La conférence s’articulait autour du thème « Le droit des frontières ».
Avec sa guerre d’agression, la Russie a violé les frontières de l’Ukraine et les normes du droit international, et malgré cela, elle a déclaré que Kiev s’affairait à mettre sur pied une coalition de partenaires mondiaux pour la traduire en justice.
« La Russie doit payer pour les dégâts, déclare Mme Kovaliv. Elle a commencé la guerre. Ses chars ont traversé la frontière. Ses troupes ont violé des femmes ukrainiennes et ont tué des civils ukrainiens. Ses missiles ont détruit nos villes. »
La reprise et la reconstruction vont coûter cher. Plus tôt cette année, la Banque mondiale a estimé que le coût serait de 411 milliards de dollars au cours de la prochaine décennie.
Désireux de commencer à recueillir des fonds, le Canada a été le premier pays du G7 à déployer des efforts législatifs pour cibler des actifs privés appartenant à des Russes. Les modifications apportées l’an dernier à la Loi sur les mesures économiques spéciales donnent à Ottawa le pouvoir de saisir et de vendre des biens d’étrangers sanctionnés et de diriger les fonds vers l’Ukraine.
À ce jour, une ordonnance de blocage a été émise pour les fonds détenus par Granite Capital Holdings, une société d’une valeur de 26 millions de dollars américains appartenant à l’oligarque russe Roman Abramovich, et une ordonnance de saisie a été émise pour un avion-cargo privé garé à Toronto. La prochaine étape consistera à obtenir des ordonnances de confiscation de la part de tribunaux.
La façon dont cela est mis en œuvre au Canada est importante, selon Mme Kovaliv, car cela créera non seulement un précédent ici, mais servira aussi à guider d’autres territoires de compétence dans la même voie par rapport à des actifs russes bloqués valant des milliards de dollars.
« Il ne faut pas oublier que la plupart de ces actifs sont le fruit de la corruption, des actifs d’oligarques russes qui ont obtenu leur énorme fortune en étant proches du régime de Vladimir Poutine et en utilisant l’argent des contribuables pour leurs intérêts personnels ou les intérêts de leurs entreprises. »
Même si les gens sont nombreux à convenir que, dans le contexte de l’invasion russe, il est approprié de saisir et de confisquer des actifs, John Boscariol, chef du groupe du droit du commerce et de l’investissement international de McCarthy Tétrault, affirme que le processus d’ajout de personnes à la liste des sanctions pose des problèmes.
Il fait remarquer qu’aux États-Unis, les saisies et les confiscations d’actifs découlent généralement de la perpétration d’un crime ou de la violation de sanctions. Ce n’est pas ce qui se passe ici.
« Nous parlons de confiscation uniquement si quelqu’un est ajouté à une liste. Et il n’y a pas de transparence dans ce processus », dit Me Boscariol.
« Nous agissons au nom de certaines parties qui, selon nous, ont abouti sur cette liste de façon inadéquate ou en raison de renseignements inexacts, et je peux vous assurer qu’il n’y a pas de processus pour connaître les raisons de leur ajout à cette liste. Vous pouvez présenter une demande de radiation de la liste, mais le gouvernement ne rend pas de décisions par rapport à ces demandes. Du moins, pas encore. »
Il affirme que le gouvernement fédéral doit consacrer des ressources et des fonds à l’administration de toute sanction ou mesure afin de veiller à ce qu’elle soit appropriée et prise en tenant compte de l’application régulière de la loi et de l’équité.
Le gouvernement canadien veut que son approche soit considérée comme agressive dans ce dossier, mais Me Boscariol est d’avis qu’il doit faire preuve de prudence étant donné la possibilité que Moscou riposte contre des actifs canadiens en Russie. Le Canada et la Russie ont également conclu un traité bilatéral sur l’investissement. L’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) permet aux investisseurs étrangers de poursuivre le gouvernement fédéral s’il viole ses obligations en matière de protection des investissements et leur cause des dommages. Cela comprend la protection contre l’expropriation sans compensation à la juste valeur marchande.
Alors que l’accent a jusqu’à présent été mis sur les actifs privés, la monnaie réelle se trouve dans les actifs de l’État. Il est plus difficile d’y accéder, mais Rob Currie, professeur de droit à la faculté de droit Schulich qui se spécialise en droit pénal transnational et international, affirme que ce n’est pas impossible, surtout lorsqu’un pays agit comme la Russie depuis 2022.
Dans des circonstances normales, en vertu du droit international, les biens de l’État sont protégés contre toute saisie par un autre État. Les pays sont également protégés contre les procédures judiciaires dans d’autres ressorts.
Au Canada, ces principes sont énoncés dans la Loi sur l’immunité des États. La manière de les contourner est la doctrine des contre-mesures, comme Me Currie et ses collègues du New Lines Institute l’ont exposée dans un rapport (disponible uniquement en anglais) publié plus tôt cette année.
Selon l’argument invoqué, en envahissant un autre État souverain, la Russie a violé une règle fondamentale du droit international (et la Charte de l’ONU). C’est un devoir que la Russie a envers tous les États du monde.
« Lorsqu’une règle de droit international est enfreinte, d’autres États peuvent réclamer des contre-mesures. Ainsi, alors que la Russie enfreint cette règle, d’autres pays ont le droit de violer une obligation légale en vertu du droit international. C’est d’avoir recours à l’autoredressement », ajoute Me Currie.
La règle pertinente dans le cas présent est l’immunité de l’État. Les pays vont suspendre la protection qui pourrait être liée à n’importe quel actif du gouvernement russe, où qu’il se trouve.
« L’argument juridique fondamental est qu’ils ne sont plus à l’abri d’une saisie en raison de leur propre conduite, affirme Me Currie. L’idée est que les biens des États qui sont manifestement coupables ne jouissent plus de cette protection particulière. »
Le projet de loi S-278, parrainé par la sénatrice Ratna Omidvar, établit une voie légale possible que peut prendre le Canada pour saisir des biens d’États.
Le projet de loi s’appuie sur le fait que, bien que la Loi sur l’immunité des États limite les poursuites judiciaires contre un autre État, sa portée ne s’étend pas aux mesures exécutives comme les ordonnances et les décrets ministériels. En conséquence, les biens de l’État sont protégés contre les procédures judiciaires, mais pas contre les mesures exécutives.
Le projet de loi S-278 modifie la Loi sur les mesures économiques spéciales afin de permettre la saisie de biens d’un État par le biais d’une mesure exécutive du gouverneur en conseil.
Au cours de la deuxième lecture du projet de loi au Sénat en octobre, la sénatrice Omidvar a déclaré que, depuis le début de la guerre, environ 300 milliards de dollars d’actifs de l’État russe ont été gelés par des pays du G7.
« Comme le Canada a probablement sur son territoire peu d’actifs de l’État russe, il est bien placé pour saisir l’occasion d’adopter une approche peu risquée mais très efficace, et donner ainsi l’exemple que d’autres suivront », déclare-t-elle.
« Être le premier pays à agir de la sorte nous assure un rôle de leader extraordinaire sur la scène mondiale, puisque nous aurons l’occasion d’expliquer les raisonnements qui sous-tendent cette approche à l’échelle internationale ainsi que la méthode permettant de la mener à l’échelle nationale. »
C’était l’intention de la première loi sur la saisie et la confiscation qu’elle a proposée en 2021. Son essence a été incorporée à la Loi no 1 d’exécution du budget de 2022, établissant le cadre juridique permettant au Canada de saisir les actifs bloqués de fonctionnaires étrangers corrompus et d’entités non étatiques.
Depuis que le Canada a pris les devants, d’autres alliés, y compris les États-Unis, lui ont emboîté le pas, soulignait Mme Omidvar dans son discours. À une époque où les normes de réponse aux agressions, aux crimes de guerre et aux génocides sont mises à l’épreuve dans une mesure que le monde a rarement vue, elle croit que les graves conséquences de la saisie des actifs d’États pourraient forcer les pays à y réfléchir à deux fois avant de suivre l’exemple de la Russie.
« Si le Canada et d’autres États occidentaux veulent réduire le nombre de crises comme celle qui frappe l’Ukraine, il faut envoyer un message sans équivoque à la communauté internationale selon lequel les agissements de la Russie ne seront pas tolérés. L’hésitation et les tentatives d’apaisement ne font qu’envoyer des signaux qui encouragent les agressions », affirme-t-elle.