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Quand la vérité n’est pas si simple

Afin de déployer des efforts pour contrer la désinformation, l’État doit d’abord mieux comprendre la façon dont elle se propage.

Misinformation trapped in a birdcage
Illustration: Studio Parko

En avril dernier, l’administration Biden a annoncé qu’elle nommait Nina Jankowicz comme toute première directrice générale du Conseil de gouvernance de la désinformation, une unité au sein du département de la Sécurité intérieure.

L’une des plus éminentes autorités sur l’emploi de la désinformation par la Russie pour s’immiscer dans la démocratie américaine, Mme Jankowicz était, aux yeux du Département, la candidate idéale pour « coordonner la lutte contre la désinformation liée à la sécurité intérieure ».

Mais moins d’un jour après l’annonce, elle et le Conseil nouvellement constitué essuyaient déjà le feu des critiques.

« Ceux que l’administration Biden considère comme la véritable menace pour l’Amérique, ce ne sont pas les cartels de la drogue, ce ne sont pas les menaces étrangères; non, c’est vous, c’est le peuple américain », s’écriait le sénateur Josh Hawley pour stigmatiser le Conseil.

Tucker Carlson, un animateur du réseau Fox, a prétendu que le Conseil était chargé « de surveiller la parole du peuple et les théories du complot concernant la validité et la sûreté des élections et des vaccins contre la COVID-19 ». Il a poursuivi en disant que l’administration Biden voulait « réprimer » la tenue d’un dialogue légitime aux États-Unis.

Même ceux qui ne sont pas particulièrement connus pour colporter des théories du complot se sont ligués contre la nouvelle agence. « Présenter qui que ce soit du gouvernement comme arbitre de la vérité en 2022 – et encore moins définir la “désinformation” à la satisfaction de plus de 40 % de la population – semblait d’entrée de jeu voué à l’échec », écrivait Benjamin Hart dans l’Intelligencer.

Trois semaines seulement après l’annonce, l’administration Biden a déclaré que la mission du Conseil avait été « complètement mal interprétée », mais a tout de même sabordé le projet. Ainsi s’est terminée une énième tentative de lutter contre le fléau de la désinformation qui afflige les gouvernements occidentaux.

Au Canada, le gouvernement Trudeau a lancé une série de consultations en vue de l’adoption d’une loi qui s’attaquerait aux discours haineux en ligne cherchant à « min[er] la cohésion sociale ou la démocratie du Canada ». Une levée de boucliers a toutefois suivi lorsqu’il est apparu qu’Ottawa cherchait clairement à criminaliser certains de ces discours. Les consultations ont depuis été relancées, mais on ne sait toujours pas quand un éventuel projet de loi pourrait être déposé en Chambre.

C’est bien beau que les problèmes de mésinformation, de désinformation et de théories du complot, qui vont crescendo, soient désormais sérieusement évoqués comme une menace pour la démocratie. Il n’en reste pas moins qu’à ce jour, la recherche de moyens d’action pour lutter contre ces problèmes imbriqués s’est révélée terriblement inefficace. Pratiquement chacune des nouvelles solutions proposées est rejetée avec virulence, parfois victime de la désinformation même qu’elle cherche à enrayer.

Paul Butcher, analyste des politiques pour le programme « Politiques et institutions européennes » au European Policy Centre, a bien résumé le problème en 2019 : « Alors que certains des motifs à l’origine des campagnes de désinformation, à l’instar de l’incitatif financier derrière certaines méthodes publicitaires, sont relativement faciles à contrer, la demande de messages contestataires créée par la crise de la démocratie libérale dominante est la manifestation d’une cause structurelle beaucoup plus inquiétante », écrit-il (nous traduisons). « Cela signifie également que pour lutter contre le problème de la désinformation, il faut vraiment se garder d’exacerber les points de vue eurosceptiques et populistes qui lui ont donné naissance. Les mesures existantes, telles que les lois à effet paralysant ou les organes de l’UE aux rôles mal définis, risquent justement de tomber dans ce panneau. »

Cet avertissement n’a fait que croître en pertinence, en particulier au Canada. Tout récemment, en février, le convoi de la liberté a fait se gripper l’appareil gouvernemental, surfant sur une vague de théories du complot autour de la pandémie et de la double allégeance du gouvernement Trudeau. Les choses n’ont fait qu’empirer depuis lors, bon nombre des thèses du convoi formant désormais la politique de base du chef du Parti conservateur, Pierre Poilievre. La situation s’est détériorée encore plus rapidement au sud de la frontière.

« La désinformation et ses effets sont devenus si graves que les citoyens sont prêts à déclencher des émeutes et n’ont aucune confiance dans le système électoral, soutient Barry Sookman, avocat principal chez McCarthy Tétrault, en parlant des États-Unis. Elle a mis en péril la passation des pouvoirs, élément essentiel de la démocratie. »

Me Sookman, qui se spécialise depuis longtemps dans les intersections de l’Internet et du droit, dit qu’il est grand temps que politiciens et juristes commencent à réfléchir « de manière créative » à la résolution de ce problème.

« Mieux vaut un plan que pas de plan du tout; piétiner dans l’attente d’une solution est pire qu’y aller d’une solution encore imparfaite », a-t-il affirmé à ABC National.

Se donner une vue d’ensemble

Chaque fois qu’un gouvernement aborde la question de l’information négative, en particulier quand il s’agit de désinformation ou de discours haineux en ligne, le réflexe est de criminaliser le discours problématique.

La loi allemande, par exemple, interdit l’iconographie nazie et le négationnisme. Le gouvernement Trudeau s’en inspire probablement pour bricoler sa future loi sur les contenus préjudiciables en ligne. La France, pour sa part, a adopté une loi interdisant la manipulation de l’information dans le cadre d’une élection. Les entreprises, cédant à la pression de l’État, s’imposent des grilles d’évaluation pour supprimer les contenus faux, trompeurs ou violents.

Ces efforts n’ont pas été couronnés d’un bien grand succès. L’Allemagne, confrontée à une montée de la droite radicale, a introduit des mesures encore plus strictes pour tenir les entreprises responsables du contenu extrémiste sur leurs plateformes. Ses détracteurs les ont pourfendues parce qu’elles poseraient « des risques disproportionnés pour la liberté d’expression et la vie privée », selon le Center for Democracy & Technology. Et rien ne laisse penser que la France ait été moins exposée à la mésinformation autour du coronavirus que le reste du monde.

Les mesures prises par Google, Facebook et Twitter pour juguler la désinformation ne satisfont pratiquement personne. Toujours en proie à la désinformation sur les vaccins contre la COVID-19, Twitter et Facebook ont ​​été vivement critiqués pour avoir supprimé des nouvelles, comme la fuite des données de l’ordinateur portable de Hunter Biden, qui, selon les critiques, sont des sujets de conversation légitimes.

Le problème vient en partie du fait que les gouvernements avancent à tâtons, explique Eve Gaumond, étudiante à la maîtrise à l’Université Laval et membre chercheure-étudiante à son Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique.

« Pour le moment, je pense que nous ne comprenons pas tout à fait le tableau d’ensemble », dit-elle, ajoutant qu’il manque un diagnostic sur les origines, les motivations et les ressources financières de ceux qui propagent la mésinformation et la désinformation. « Et il nous faut vraiment plus de transparence pour mieux le comprendre. »

À défaut de savoir où et comment intervenir, les États et les entreprises ont tendance à avoir la main lourde. Ainsi, le gouvernement néo-zélandais a bloqué les forums de discussion en ligne 4chan et 8chan après que leurs utilisateurs aient exalté, et peut-être inspiré, une fusillade de masse à Christchurch en 2019. L’interdiction a été levée peu de temps après, puis rétablie après une fusillade semblable la même année. Ces sites sont cependant facilement accessibles aux Néo-Zélandais grâce aux réseaux privés virtuels.

Au Canada, les diverses solutions en présence sont plus limitées que chez bon nombre de ses alliés européens. Lorsqu’en 2018, Ottawa a voulu ajouter à la Loi électorale du Canada une disposition interdisant le partage délibéré de fausses informations dans le contexte d’une élection (comme dans la loi française), celle-ci a été rapidement contestée. La Cour d’appel de l’Ontario l’a déclarée inconstitutionnelle en vertu du paragraphe 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés, abrogeant ainsi la disposition.

Il est vrai que le tribunal a laissé la porte ouverte à une version révisée de la loi qui définirait plus précisément le partage délibéré de fausses informations; il n’en reste pas moins que l’affaire a montré à quel point il peut être difficile de légiférer dans ce domaine.

« Je ne suis pas fervente de ce type d’interdiction légale, dit Mme Gaumond. Je préférerais qu’on réglemente sans toucher à la liberté d’expression. »

Même si l’emprise des réseaux sociaux a fait couler énormément d’encre, il est de plus en plus admis que le problème ne se limite pas à quelques plateformes.

Pour commencer, il existe un réseau complexe de plateformes de médias sociaux (dont le siège social se trouve parfois hors de portée de la réglementation occidentale, comme en Russie) qui colportent de la mésinformation. Les médias, tant traditionnels qu’en ligne, diffusent de plus en plus de théories du complot et autres faussetés.

« Ce n’est pas, comme on aime le penser, un simple problème de médias sociaux, croit Mme Gaumond. C’est un problème de crise de confiance. »

En même temps, on ne peut nier que la crise actuelle de confiance dans nos systèmes est un phénomène relativement nouveau.

« Je ne pense pas que les comparaisons avec les médias traditionnels soient vraiment utiles, affirme Me Sookman. Parce qu’en fait, les dommages sont d’un tout autre ordre. »

La responsabilité de ce qui est dit

Les orientations traditionnelles sont donc, à des degrés divers, soit trop molles vu l’ampleur du problème, soit trop maladroites, aussi faut-il envisager d’autres stratégies.

« Au lieu d’empêcher les gens de dire des choses, je pense qu’on devrait [mieux] réglementer le financement des campagnes », avance Mme Gaumond. Donner aux gens plus d’informations sur l’origine de certaines idées et démasquer les groupes qui véhiculent ce genre de désinformation : pourquoi pas?

Cas d’école : après avoir été reconnu comme outil déterminant dans la tentative du gouvernement russe de s’ingérer dans l’élection présidentielle américaine de 2016, Facebook a commencé à divulguer les sommes qui sont dépensées pour diverses publicités. Cependant, l’entreprise refuse toujours de dire à qui appartiennent les pages sur sa plateforme, dont certaines ont contribué à attiser la ferveur complotiste au Canada et à l’étranger.

On l’a vu, criminaliser certaines formes de discours risque de miner davantage la confiance dans le gouvernement; en revanche, accroître la transparence des campagnes et leur imputabilité à ceux qui les dirigent pourrait nous aider à démasquer qui tire les ficelles, pour ainsi dire.

« En somme, il s’agit de combattre la désinformation par l’information », suggère Me Sookman. Mais les gouvernements, pour des raisons qu’on ignore, n’ont pas passé à l’offensive.

D’autres scénarios sont à l’étude. Cet été, dans une salle d’audience du Texas, des familles qui ont perdu leurs enfants dans la tuerie de Sandy Hook ont ​​réussi, à la stupéfaction générale, à tenir l’animateur complotiste Alex Jones responsable de ses thèses sans fondement dans cette affaire. Sur son réseau Infowars, Jones avait soutenu que c’était le gouvernement qui avait ourdi l’attaque et que les enfants qui avaient perdu la vie n’étaient que des acteurs.

Faisant front commun, les familles ont poursuivi Jones en diffamation. À l’issue de l’un de ces procès, l’animateur a écopé de 50 millions de dollars d’amendes et de dommages-intérêts.

« Quand on examine la cause d’action contre Alex Jones, poursuit Me Sookman, on voit bien qu’il ne s’agit pas vraiment d’une affaire de diffamation. »

Et en effet, les familles qui ont porté plainte contre Jones l’ont accusé de diffamation, certes, mais aussi de harcèlement et d’atteinte à leur vie privée. Il s’agissait donc véritablement d’un procès sur les torts causés par ces théories du complot.

« Personnellement, je pense que la loi sur la diffamation n’est pas faite pour juger une représentation inexacte des faits ou des arguments », ajoute Me Sookman. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne saurait y avoir de recours civil spécifiquement pour ce genre de désinformation extrême.

« Pour vous donner une analogie : il fut un temps où les droits à la vie privée n’étaient généralement pas protégés par la loi. On essayait de les faire rentrer dans d’autres causes d’action délictuelles. »

Aujourd’hui, les tribunaux au Canada commencent à reconnaître l’atteinte à la vie privée comme un délit. Reste qu’il est difficile de bien cerner les contours de ce genre de délit. « Selon l’acception moderne du délit, il s’agit généralement d’une cause d’action qu’une personne peut intenter lorsqu’elle subit un préjudice, explique Me Sookman. Alors que ce qu’on a ici, ce sont des préjudices qui touchent de façon diffuse les citoyens qui sont trompés ou induits en erreur. »

L’affaire Sandy Hook illustre sans doute parfaitement qu’il est possible de faire un lien entre cette mésinformation diffuse et des préjudices précis et individualisés.

Selon Me Sookman, si on arrivait à bien définir ce nouveau type de délit, on pourrait en accuser les entreprises qui répandent – ​​et dans certains cas, promeuvent – ​​ce genre de mésinformation.

« Ce serait un peu comme dans les procès contre les cigarettiers. »

Mais d’après Mme Gaumond, aller trop loin dans l’externalisation de la solution comporte des risques. « Je ne pense pas qu’il faille demander aux plateformes de se poser en arbitres de la vérité, dit-elle. Elles ne sont pas faites pour ça. » Effectivement, les « désinformateurs » désertent de plus en plus les plateformes qui ont pris des mesures, fussent-elles insuffisantes, pour lutter contre la mésinformation; ils se tournent dorénavant vers d’autres tribunes qui rejettent par principe toute forme de modération de contenu.

Mme Gaumond admet, cependant, que rendre les entreprises responsables dans les cas extrêmes (promotion d’un discours préjudiciable, par exemple) pourrait être un élément nécessaire de la solution globale.

Une coalition de volontaires

Ces stratégies détournées pourraient effectivement introduire de véritables exigences en matière de signalement et encourager la responsabilisation des colporteurs de mésinformation. Comme le dit Me Sookman, chaque moyen d’action pris séparément ne constitue pas une « solution miracle ». C’est plutôt « l’union de plusieurs mesures qui fera la force ».

Ainsi donc, il faudra probablement qu’un nombre de pays s’unisse pour s’attaquer au problème.

L’Union européenne a montré comment un front uni peut opérer un changement, même au-delà de ses frontières. Le Règlement général sur la protection des données (RGPD) a entraîné un changement fondamental à l’échelle du Web puisque selon cette norme, ce sont désormais les utilisateurs qui décident quelles informations seront communiquées lorsqu’ils naviguent sur Internet. En réponse, les entreprises ont choisi d’uniformiser leurs mesures de conformité, plutôt que d’offrir des services différents selon le territoire desservi.

Bien sûr, il est peu probable que le Canada puisse imposer un tel changement à lui seul, mais une coalition de pays pourrait avoir plus de chance.

Mme Gaumond reste dubitative quant à l’idée de faire comme l’UE et « d’essayer d’imposer son propre programme à toutes les autres nations », en particulier lorsqu’il s’agit de liberté d’expression, puisque la perception nationale de ce qui doit être autorisé change si radicalement d’un pays à l’autre. En même temps, dit-elle, la recherche d’un consensus au sein d’une large coalition qui comprendrait entre autres l’UE, l’Australie et la Nouvelle-Zélande pourrait permettre d’éviter que l’Europe, par exemple, ne finisse par imposer au Canada la stratégie qu’elle privilégie.

Me Sookman, lui, propose de passer à la vitesse supérieure. Il dit qu’un accord international donnerait plus de poids à la lutte contre cette pandémie de désinformation; ce serait une sorte de « code de la route » qui préciserait en quoi consiste la désinformation et à quel moment l’État doit intervenir.

Il imagine ainsi un éventuel « droit de la personne d’être à l’abri de la mésinformation et de la désinformation ».

Chose certaine, ce cocktail de correctifs doit être servi à bref délai.

« Il est généralement admis que la mésinformation, en particulier quand elle se fait à grande échelle, finit par amener une partie importante de la population à croire quelque chose de faux et à fonder ses décisions sur ce qui relève de la fable, conclut Me Sookman. Cela a un effet corrosif et ravageur sur la démocratie, sur les valeurs démocratiques ».