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Exposer nos vulnérabilités

Un groupe d’experts réfléchit aux institutions, à la gouvernance et à la structure fédérale du Canada en temps de crise.

Word coronavirus on domino pieces stock photo
iStock

« La pandémie est un rappel brutal de la fragilité de la gouvernance démocratique, de la primauté du droit et des droits fondamentaux. » Cette phrase est tirée de l’introduction d’un ouvrage collectif intitulé Vulnerable : The Law, Policy and Ethics of COVID-19 (Vulnérable : Le droit, les politiques et l’éthique de la COVID-19), un projet dirigé par un groupe de professeurs de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa qui explore les implications en matière de politiques publiques de la réponse au fléau de notre temps.

L’ouvrage présente les textes de 69 chercheurs et spécialistes issus d’une multitude de disciplines. Le fil conducteur de cet ouvrage est notre vulnérabilité collective face à la pandémie, une vulnérabilité enracinée dans des inégalités sociales et économiques préexistantes. Les textes sont organisés selon six grands thèmes : la gouvernance, la responsabilité, les libertés civiles, l’équité, le travail et la santé globale.

Cet effort de collaboration s’est fait dans un sentiment d’urgence. Le projet a été lancé après un mois de confinement et s’est concrétisé en huit semaines, raconte Vanessa MacDonnell, professeure de droit à l’Université d’Ottawa et codirectrice du livre (avec les professeurs de droit Colleen M. Flood et Sophie Thériault, l’ancienne ministre fédérale de la Santé Jane Philpott, et Sridhar Venkatapuram, directeur du programme Global Health Education & Training au King’s College, à Londres).

« Nous voulions créer un recueil qui aiderait les décideurs politiques à s’orienter dans tous ces changements », explique Mme MacDonnell. « Nous voyions les énormes problèmes de santé publique, et nous avons rapidement constaté qu’il y avait dans ces problèmes un véritable enjeu d’équité, que la pandémie exposait beaucoup d’inégalités préexistantes. »

Espérons, dit Mme MacDonnell, que les décideurs prendront dûment en considération les vulnérabilités de notre système tandis que les administrations provinciales et fédérale se coordonneront en fonction de leurs champs de compétence.

À ce sujet, Mme Mathen, également professeure de droit à l’Université d’Ottawa, conseille, dans son texte, au gouvernement fédéral d’user des pouvoirs d’urgence avec retenue dans les domaines qui sont de compétence provinciale. « Dans une crise de ce genre, le gouvernement fédéral n’est pas nécessairement le mieux placé pour faire ce à quoi les gens s’attendent qu’il fasse », dit-elle. « Il y a eu une énorme pression sur le système de soins de longue durée, mais ce n’était pas qu’une question d’argent; les gens étaient mécontents de la façon dont ces établissements étaient gérés, et ce n’est pas une chose dans laquelle le fédéral peut intervenir utilement par des mesures législatives d’urgence. »

Madame Mathen ajoute que, bien qu’elle comprenne le souhait d’une réponse nationale à la pandémie, l’approche descendante risque d’être contre-productive et devrait céder sa place à la coopération. Elle cite à cet effet les demandes formulées au gouvernement fédéral pour qu’il aide à subventionner les loyers, une question de compétence provinciale.

Il est également essentiel que la réponse à une crise de santé publique de cette ampleur respecte les principes fondamentaux de la démocratie. Or, cette gouvernance démocratique a été mise à rude épreuve, soutient Mme MacDonnell, avec la fermeture du Parlement et les restrictions imposées à l’accès aux tribunaux pendant quelques mois.

« L’appareil administratif s’est essentiellement arrêté, et le gouvernement a déployé d’énormes programmes de dépenses, alors que le Parlement ne siégeait à peu près pas », rappelle Mme MacDonnell, dont le texte traite de la responsabilité exécutive et législative en cas de pandémie. Elle y explore notamment l’idée d’un Sénat mieux habilité et plus « indépendant » pour élaborer la réponse de l’État.

Pendant ce temps, les tribunaux sont confrontés à un arriéré massif dans le traitement des causes, en raison des perturbations provoquées par la pandémie, et sont aux prises avec des questions de responsabilité dans l’exercice du contrôle judiciaire.

« De nos jours, nous avons coutume de croire que les tribunaux sont les véritables lieux de l’action, alors que ce n’est tout simplement pas vrai la plupart du temps », affirme Mme MacDonnell. « Même si les tribunaux fonctionnaient normalement, ils ne pourraient pas être le principal moteur de la réponse publique à la pandémie. Ce n’est pas ainsi qu’ils sont constitués. La vérité, c’est que les juges qui paniquent en voyant les tribunaux fonctionner au ralenti ont raison de paniquer. »

On constatera bientôt qu’on ne pourra pas régler l’arriéré en quelques mois, précise Mme MacDonnell. Il sera intéressant de voir si les procureurs de la Couronne continueront d’insister sur les inculpations et les peines d’emprisonnement.

Par ailleurs, si le contrôle judiciaire est essentiel à la responsabilité, les tribunaux ne sont pas toujours efficaces dans ce domaine, ajoute le professeur de droit administratif Paul Daly.

Monsieur Daly a rédigé son texte sur les limites du contrôle judiciaire au moment où les gouvernements prenaient des mesures de confinement et s’efforçaient d’établir des relations commerciales pour se procurer de l’équipement de protection individuelle et des vaccins potentiels. Le législatif a une grande autorité et peut déléguer des pouvoirs considérables à l’exécutif, explique-t-il, mais en matière de relations commerciales, le contrôle judiciaire est limité.

« Nous avons tendance à invoquer les principes de droit public de raisonnabilité et d’équité procédurale, mais ils ne s’appliquent pas avec la même force, voire pas du tout, aux relations commerciales des États », affirme M. Daly.

Celui-ci constate que les gouvernements ont beaucoup recouru au « droit non contraignant » (soft law), c’est-à-dire à un ensemble de directives non contraignantes, plutôt qu’aux lois et aux règlements, afin d’agir avec plus de souplesse et d’atteindre leurs objectifs plus rapidement. Or, les tribunaux hésitent à examiner ce genre de directives.

« Les législatures ne fonctionnent pas de manière optimale », explique M. Daly. « Puis […]  si les choses ne fonctionnent pas de manière optimale, si les législatures ont du mal à faire leur travail et ne sont pas certaines de leurs options devant une situation qui évolue très rapidement, la question qui se pose est : les tribunaux peuvent-ils combler les vides qui apparaissent en matière de responsabilité? Selon moi, la réponse est : probablement pas. »

Gérer une pandémie tout en s’orientant dans les méandres du fédéralisme canadien, ce n’était déjà pas gagné d’avance. Or, comme le souligne Mme MacDonnell, il y a aussi la dimension internationale du problème, dont les décideurs politiques devront tenir compte dans l’élaboration de leur plan de relance.

« L’une des idées maîtresses qui revient souvent est que nous sommes tous interconnectés », dit-elle. « Nous ne pouvons pas simplement élaborer une réponse canadienne et espérer que ce qui se passe ailleurs dans le monde n’aura pas de répercussions ici. Il s’agit d’une pandémie mondiale – nous ne sommes pas une île isolée. »