Le mirage carboneutre
Sans transparence corporative, nous ne pourrons jamais réellement comptabiliser les émissions de GES d’une entreprise

Le NewClimate Institute publiait récemment les résultats inquiétants d’une étude sur les engagements de 25 multinationales en matière de carboneutralité, dont Amazon, Google et Volkswagen. Selon l’étude, ces engagements seraient trompeurs, car ils ne mèneraient qu’à une réduction de 40 % des émissions de gaz à effet de serre des multinationales examinées, bien loin de la carboneutralité promise. Alors que le Canada mise de plus en plus sur la contribution du secteur privé à la lutte aux changements climatiques, devrions-nous mieux réglementer les engagements corporatifs en matière de carboneutralité?
La carboneutralité est un objectif de plus en plus populaire au sein des grandes entreprises, tant au Canada qu’à l’étranger : près d’un cinquième des 500 plus importantes entreprises mondiales ont pour objectif de devenir carboneutres d’ici 2050, dont les banques canadiennes TD, RBC et BMO. Toutefois, l’ampleur de ces engagements varie grandement d’une organisation à l’autre, chacune étant libre d’interpréter le concept comme bon lui semble.
Bien qu’il n’existe pas de définition universellement reconnue, la carboneutralité s’évalue habituellement en fonction de trois critères: la portée des cibles, la date d’échéance des engagements, et le type de mécanisme de compensation des émissions utilisé. La portée des cibles réfère à la source des émissions de GES d’une organisation. Ainsi, une cible de « portée 1 » vise seulement les émissions de GES provenant de sources sous le contrôle direct de l’émetteur, comme le CO2 issu de la cheminée d’une usine. Une cible de « portée 2 » comprend les émissions indirectes de GES, comme les émissions de CO2 d’une centrale thermique dont l’énergie est utilisée par une entreprise pour faire fonctionner son usine. Enfin, la « portée 3 » inclut les émissions de GES de la chaîne d’approvisionnement d’une entreprise, soit l’ensemble des émissions pour la production et le transport de matières premières, le déplacement des employés, le traitement des déchets, etc. Une entreprise s’engageant à la carboneutralité sur la base de cibles de « portée 3 » a donc des objectifs beaucoup plus ambitieux qu’une entreprise avec des cibles de « portée 1 », avec les coûts que cela implique.
En plus de la portée de leurs engagements, les entreprises aspirant à la carboneutralité sont libres de déterminer l’année où elles prévoient avoir accompli leur objectif. Par exemple, Apple, Microsoft et Facebook se sont engagées à devenir carboneutres d’ici à 2030, alors que HSBC, American Airlines, BP et Glencore visent plutôt 2050. Un objectif lointain permet d’amortir les investissements en technologies vertes sur une plus longue période, mais peut aussi compromettre la réalisation des objectifs d’une organisation. Le Financial Times estimait récemment que dans la plupart des entreprises, au moins quatre PDG se relaieraient avant que l’objectif de carboneutralité arrive à échéance. Dans un tel contexte, il peut être très tentant pour les dirigeants d’entreprise de transmettre la facture de la carboneutralité à leurs successeurs.
Enfin, certaines entreprises ont recours à des mécanismes de compensation de leurs émissions de GES afin d’atteindre la carboneutralité. Or, les crédits carbones ne sont pas tous équivalents, et il est parfois difficile de vérifier si un mécanisme de compensation mène réellement à la neutralisation permanente d’une quantité de GES.
Le Far West réglementaire
Il existe plus d’une façon de comptabiliser les émissions de GES d’une entreprise, la plus reconnue étant la norme du GHG Protocol, développée à la fin des années 1990 par l’Institut des ressources mondiales et le Conseil mondial des entreprises pour le développement durable. La « Science Based Targets initiative » (SBTi), issue d’un partenariat entre plusieurs organisations internationales, a pour sa part développé une certification pour les entreprises s’engageant à la carboneutralité. Pour être certifiée carboneutre, une entreprise doit avoir réduit ses émissions de GES (portée 1, 2 et 3) à un niveau marginal, chaque tonne de GES résiduelle devant être captée et stockée de manière permanente. Agropur, le Canadien National, Cogeco et Desjardins font partie des entreprises s’étant fixé des cibles à long terme en vue d’obtenir cette certification, qui est volontaire.
Au Canada, il n’existe actuellement aucune loi ou de règlement spécifiquement dédié à la carboneutralité, bien que le dossier soit sur le radar des autorités. Ainsi, les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (dont fait partie l’AMF) viennent de conclure une consultation publique sur un projet réglementaire prévoyant des obligations de divulgation d’informations liées aux changements climatiques. Le projet exigerait notamment que les entreprises visées divulguent leurs émissions de GES (portée 1, 2 et 3) selon la méthodologie du GHG Protocol (ou une autre méthode semblable), en phase avec des initiatives similaires aux États-Unis et en Union européenne. Toutefois, le règlement proposé ne s’appliquerait qu’aux entreprises assujetties aux lois sur les valeurs mobilières, excluant donc un nombre important d’entreprises privées qui ne sont pas actives sur les marchés financiers.
Le Bureau de la concurrence, une agence fédérale rattachée au ministre de l’Innovation François-Philippe Champagne, bénéficie de larges pouvoirs en matière de publicité trompeuse et de lutte contre l'écoblanchiment. Par exemple, le Bureau a récemment sévi contre le torréfacteur Keurig en lien avec des déclarations sur la recyclabilité de ses capsules de café. Le Bureau ne s’est toutefois jamais prononcé en matière de carboneutralité, son dernier guide sur les indications environnementales, émis en 2008, n’en faisant pas mention. Au cours de la dernière année, deux plaintes ont été déposées à l’encontre d’entreprises gazières et pétrolières en lien avec des indications trompeuses sur les émissions de GES, mais le Bureau n’y a jusqu’à présent pas donné suite publiquement.
Il y a quelques jours, le ministre Champagne annonçait une réforme de la Loi sur la concurrence. Ce pourrait être le moment idéal pour doter le Canada d’un cadre réglementaire moderne en matière de carboneutralité allant au-delà des obligations de divulgation financières. La lutte aux changements climatiques doit se faire grâce à la contribution du secteur privé, mais sans transparence corporative, il sera difficile pour les investisseurs, les consommateurs et les citoyens de distinguer les leaders climatiques des passagers clandestins.