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Le moment de vérité

L’heure a sonné : le gouvernement du Canada doit faire de la réponse aux appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation du Canada une priorité nationale.

Bradley Regehr

« La mort jette une ombre sur les pensionnats au Canada. » Voilà comment commence le volume 4 du rapport final de la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Ce volume traite précisément de la question des enfants disparus et des lieux de sépulture non marqués. On y fait le récit d’élèves abusés et négligés, dont beaucoup se sont suicidés ou sont morts des suites d’un accident ou par manque de soins médicaux adéquats, sans jamais que leurs parents n’en soient informés. Les mots du rapport ont pris un tout autre sens pour moi, cette semaine, alors que nombre d’entre nous tentent de composer avec la découverte des restes de 215 enfants sur le site d’un ancien pensionnat autochtone de Kamloops.

Évidemment, la nouvelle a suscité une vague de choc et d’horreur, ici au pays comme ailleurs. Je me suis moi-même senti triste, et songeur. Mon propre grand-père a survécu au système de pensionnats, ce qui explique pourquoi je conserve précieusement depuis les six dernières années mon exemplaire du rapport final de la Commission et de son sommaire. Des 94 appels à l’action, 6 traitent de la nécessité de mettre en place une stratégie nationale pour recueillir de l’information sur les enfants disparus et tout indice pouvant exister sur leur sépulture. Ces appels restent à ce jour lettre morte.

Ce qui s’est déroulé à Kamloops n’aurait dû surprendre personne. Pourtant, dans la dernière semaine, j’avais parfois peine à sortir un mot tant ma gorge était nouée et tant les larmes me venaient sans avertir. J’ai eu l’occasion de parler à d’autres amis autochtones qui disent avoir vécu la même chose : les répercussions se font sentir à l’échelle de la communauté. La découverte de Kamloops a délié les langues, d’un bout à l’autre du pays, concernant d’autres sites et le rôle qu’ont joué différents acteurs et organismes dans le système des pensionnats. Peut-être parce que la découverte des corps aura été la confirmation brutale de ce qui était connu dans l’abstrait. Je suis aussi peiné de voir et d’entendre nos peuples revivre les douloureux traumatismes dont ils travaillent à guérir depuis des générations. Mais ma tristesse est aussi empreinte de déception. Malgré les progrès réalisés, le pays a toujours cette tendance à vouloir reléguer aux oubliettes l’histoire du système de pensionnats. On nous dira qu’« il faut maintenant tourner la page », mais comment « tourner la page » sur la mort et la disparition de milliers d’enfants?

Pour les optimistes parmi nous, le travail de la Commission de vérité et réconciliation était un incroyable effort pour lever le voile sur une histoire occultée depuis des décennies ainsi que les terribles ravages psychologiques qu’elle a eus sur les survivants, les familles et toutes les personnes touchées de près ou de loin par les pensionnats. Enfin, la vérité serait entendue et consignée.

D’ailleurs, immédiatement après sa publication, le rapport final de la Commission a bénéficié d’une large couverture médiatique à l’échelle nationale et internationale bien que, en toute transparence, la question des enfants disparus aurait mérité beaucoup plus d’attention. Quoi qu’il en soit, des collectivités, gouvernements et organismes de partout au pays ont promis de répondre aux appels à l’action de la Commission. Je suis fier que l’association que je dirige figure parmi ceux pour qui c’est une priorité.

Or, la récente découverte à Kamloops met en lumière le peu de progrès réalisés en six ans. Il est aussi décourageant de constater le peu qui a été fait dans la foulée de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, dont le rapport a été déposé voilà deux ans. Le gouvernement a déposé son plan d’action aujourd’hui seulement. Nous avons beau dire notre vérité, la tendance au déni et à l’oubli se fait toujours aussi forte.

Comment expliquer que le gouvernement accorde si peu de fonds pour les recherches archéologiques des sites des pensionnats et la tenue d’un registre national? Comment accepter que les groupes autochtones et des Premières nations aient à entreprendre et payer eux-mêmes les travaux de recherche des lieux de sépulture? Comment expliquer aux familles et aux victimes des pensionnats que le gouvernement déploie si peu d’efforts pour retrouver les dossiers dans les archives de l’Église catholique ou pour veiller à leur préservation?

On serait tenté d’attribuer l’absence de progrès aux autres crises avec lesquelles nos gouvernements ont dû composer, comme la pandémie mondiale et ses répercussions économiques ou la préparation à un monde perturbé par les changements climatiques. Bien sûr, ces problèmes méritent leur attention, mais n’oublions pas que les traumatismes ne disparaissent pas par magie, et qu’un traumatisme collectif de cette ampleur aura pour effet de miner une société pour longtemps. C’est pourquoi on ne peut reporter davantage la réponse aux appels à l’action de la Commission, qui ont été lancés il y six ans déjà.

En 2010, alors que je participais à la cérémonie d’ouverture de la Commission à Winnipeg, je ne pouvais me faire à l’idée qu’on me ravisse ne serait-ce qu’un de mes fils à un jeune âge. Je crois fermement que cela a paru tout aussi inconcevable à une grande partie de la population canadienne dans la dernière semaine. Il y a quelques jours, ma mère adoptive me disait que la situation était digne des pires cauchemars. Je ne peux qu’espérer que l’indignation générale à propos de la découverte à Kamloops rappellera aux gouvernements canadiens – et aux églises qui ont dirigé les pensionnats – que l’heure de vérité a sonné, et qu’il est temps de faire le travail que les Autochtones réclament depuis longtemps. Il est temps de faire preuve de totale transparence : que font réellement ces institutions pour répondre aux appels à l’action, particulièrement ceux concernant les enfants disparus et les sépultures non marquées? Il est temps pour le pays de faire face à l’héritage des pensionnats avec détermination et sens commun, et de dégager les fonds nécessaires pour y arriver. On ne peut plus remettre ça au lendemain.

Comme nous le rappelle le rapport final de la Commission, la réconciliation consiste à confronter notre histoire : « Pour y arriver, il faut prendre conscience du passé, reconnaître les torts qui ont été causés, expier les causes et agir pour changer les comportements. »