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Quand le droit commercial est saisi par la morale

L’exception de moralité publique semble perdre en vigueur au sein du droit de la personne. Par contre, elle semble s’imposer de plus en plus en droit commercial.

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La morale et le droit ; le droit et la morale : deux thèmes dont le mariage ne semble, a priori, qu’être voué au divorce. Pourtant, en droit international, plus précisément en droit universel et régional des droits de la personne et en droit de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), non seulement ce mariage existe bel et bien, mais il est d’actualité !

Ce mécanisme dit de l’exception de moralité publique – car il s’agit bien d’une exception morale et non d’un droit à la morale – s’articule tel un moyen de défense : un État souhaitant protéger la morale de ses citoyens adopte une mesure commerciale qui limite l’exposition de sa population à un produit jugé immoral et invoque l’exception de moralité publique pour se justifier.

Un exemple éloquent nous provient de l’OMC. L’affaire sur les produits du phoque a opposé le Canada et la Norvège à l’Union européenne de 2009 à 2013. L’Union européenne a adopté un règlement interdisant l’importation de tout produit du phoque, sauf exception, et ce, en raison de considération morale. En effet, il est clairement fait mention à son règlement que l’interdiction générale d’importation repose sur le constat des préoccupations des citoyens et des consommateurs quant au bien-être des phoques lors de leur mise à mort dans des conditions de douleur, de détresse, de peur et de souffrance. Il s’agit bien ici de limiter l’exposition d’une population à un produit en raison de son caractère immoral. Autrement dit, la morale des uns impose une limite au droit de tous. Et cela est permis !

Non seulement retrouve-t-on cette exception morale au droit de l’OMC, mais cette limite se retrouve également au droit universel et régional des droits de la personne. Par exemple, c’est ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé l’interdiction de diffusion au Royaume-Uni d’un livre danois jugé immoral par la société anglaise.

L’étude des conventions internationales et des décisions internationales prononcées tant en droit de l’OMC qu’en droit de la personne permet d’affirmer que dans les deux cas, la moralité publique est de nature régalienne, sociale et évolutive. De plus, si une large marge de manœuvre a été laissée aux États pour déterminer le contenu de cette moralité publique, aujourd’hui, certaines balises s’imposent : les États ne peuvent pas tout limiter au nom de la morale tout en respectant leurs engagements internationaux.

Concrètement, si l’exception de moralité publique semble perdre en vigueur au sein du droit de la personne, elle semble s’imposer de plus en plus en droit de l’OMC, voire en droit commercial entendu au sens large.

Aujourd’hui, plusieurs produits font l’objet d’une interdiction d’importation en raison de la nécessité de protéger la moralité publique, dont les produits de l’alcool (ex. Brunei, Indonésie, Qatar), du jeu (ex. Brunei, Fidji, Israël, Panama), de la pornographie (ex. Canada, Corée, Gambie, Honduras, Maroc, Mozambique), du phoque (ex. l’Union européenne) ou de la gomme à mâcher (Singapour).

L’adhésion de membres à l’OMC qui se réclament de valeurs religieuses a entraîné, lors des négociations, des discussions au sujet des interdictions d’importation des produits du porc et de l’alcool et de déclarations d’interdiction avant même leur admission. Par conséquent, divers enjeux moraux, religieux, culturels et sociaux s’invitent notamment dans le droit de l’OMC par le biais de la moralité publique et cela pourrait consister en autant de défis pour le commerce international.

Ainsi se pose de sérieuses questions : est-ce qu’il serait possible pour un État comme le Canada de limiter, voire interdire, l’importation de produits issus du travail forcé ou de l’exploitation des enfants ? Est-ce que pour des raisons de moralité publique, il serait dorénavant possible, mais surtout conforme aux engagements internationaux, d’interdire toute importation de produits issus de l’esclavage ? On peut penser aux produits du textile, de la crevette, du cacao, ou aux métaux composant nos appareils électroniques… bref à de nombreux produits de consommation quotidienne pour les Canadiens.

Juridiquement, la réponse semble positive. Le Canada serait en mesure de limiter l’importation de produits sur son territoire pour des raisons morales, tout en respectant ses engagements internationaux. Si l’Union européenne le fait avec succès pour les produits du phoque, il est fort à parier que cela pourrait être réalisé par exemple pour les produits issus du travail forcé dans un pays donné. D’ailleurs, nos voisins américains le font depuis 2016. En effet, à la suite d’une modification législative intervenue sous l’administration Obama, il est dorénavant interdit d’importer aux États-Unis des produits issus du travail forcé. Cette décision a été motivée par l’attention qu’ont reçue les conditions de production à l’étranger de produits tels que les fruits de mer, le cacao et le coton. Il est dorénavant permis à la Customs and Border Protection américaine d’enquêter et d’interdire l’entrée sur le marché américain de produits fabriqués dans des conditions d’exploitation. Il faut savoir que cette mesure américaine n’a pas été contestée auprès de l’OMC.

Évidemment, de cette mesure morale se dégagent des relents protectionnistes. La fermeture de frontières à certains produits peut également être perçue comme une sanction économique imposée aux peuples et dont les gouvernements ne souffriront que peu.

Toutefois, une telle décision de limiter l’importation de produits jugés immoraux dans un État comme le Canada peut avoir pour effet d’appuyer les initiatives citoyennes, locales et internationales, et les demandes répétées des citoyens du pays importateur comme exportateur, pour une consommation éthique respectueuse des droits de la personne.

De plus, rien n’empêche un État de limiter l’accès à son marché pour des raisons morales, tout en soutenant l’implantation de normes respectueuses des droits de la personne et des travailleurs à l’étranger. L’intégration de la morale dans le commerce pourrait ainsi répondre, à la fois, à des enjeux nationaux comme internationaux.

Finalement, à cet argument protectionnisme s’impose l’idée même de la notion de morale : elle est par essence nationale et tend à évoluer avec le temps. En définitive, une interdiction de commerce au nom de la morale ne peut qu’évoluer au gré de la société qui la commande.

En conclusion, morale et droit peuvent réussir leur mariage, tout comme les droits de la personne et le commerce international, si les moyens, essentiellement politiques, pour se faire leur sont donnés !

Kristine Plouffe-Malette est Professeure associée à l’UQAM. Elle est la lauréate du prix Michel-Robert de l’Association du Barreau canadien, Division Québec de la meilleure thèse en droit constitutionnel et en droit de la personne 2018