Lois sur le jeu : on peut parier notre chemise que ce ne sera pas demain la veille
Les Canadiens sont bombardés d’annonces de pari sportif avec des athlètes et d’autres vedettes, mais l’État ne souhaite guère y mettre le holà
En avez-vous assez de toutes ces annonces de pari sportif? Espérez-vous que le législateur contrôle mieux cette industrie du jeu en essor?
Les spécialistes le disent : ne pariez pas que cela arrive de sitôt. De nouvelles règles peuvent certes adoucir certains excès, mais il faudra des années pour que l’on ait des lois de fond s’attaquant au fléau. La manne produite par l’industrie du jeu est tout simplement trop bonne pour l’État et les entreprises privées, notamment les médias et les sociétés sportives du pays.
« Les gouvernements dépendent des recettes tirées du jeu et n’ont donc pas du tout intérêt à adopter des lois pouvant diminuer ces revenus », déplore Fiona Nicoll, titulaire de la chaire de recherche sur les politiques relatives au jeu à l’Alberta Gambling Research Institute.
« On sait d’expérience qu’il pourrait bien falloir une génération pour voir un véritable changement. »
Même un recul mineur du jeu est peu probable. La seule initiative législative fédérale du Canada à ce jour, qui ciblait la publicité sur le jeu, a peu de chances d’arriver intacte au bout du processus avant la prochaine élection, si celle-ci survient dans la première moitié de 2025. Le projet de loi S-269 vise à asseoir un cadre pour limiter le nombre de publicités sportives et restreindre le recours aux vedettes et aux athlètes afin de protéger les jeunes et les joueurs pathologiques.
Malgré les appels du public et des experts en santé mentale, qui réclament d’y mettre des limites, aucune autre législation fédérale n’est envisagée à l’heure actuelle, bien que certains efforts en ce sens soient déployés par les provinces.
Au Canada, le Code criminel est la principale loi régissant le jeu et définissant les infractions relatives au jeu et aux paris. Ces activités ne sont légales que si elles sont encadrées par un gouvernement provincial.
« Tous s’entendent pour dire qu’il doit y avoir des mécanismes de contrôle, mais la question est de savoir jusqu’où pousser ce contrôle », commente Stephen Selznick, associé chez Cassels à Toronto.
« L’État va finir par légiférer, mais cela va prendre du temps. »
Une partie du problème vient du fait que ce n’est pas le gouvernement qui a proposé le projet de loi S-269; c’est un projet de loi d’initiative parlementaire qui vient du Sénat, explique Ron Segev, associé fondateur de Segev LLP et avocat spécialisé en droit du jeu et des paris.
« Ils vont peut-être s’y essayer de nouveau dans les prochaines sessions parlementaires, peut-être dans un an ou deux », ajoute-t-il.
Le gouvernement américain a décidé de relâcher ses lois sur le jeu il y a six ans, et le Canada lui a emboîté le pas en 2021. L’Ontario a été la première province à se prévaloir du changement, lançant son premier marché réglementé en 2022. La province a aussi créé iGaming Ontario, une filiale de la Commission des alcools et des jeux de l’Ontario, qui permet à des sociétés privées d’être sous-traitantes pour le gouvernement.
Depuis, les publicités sur les paris sportifs et le nombre de paris ont explosé, tout comme les coffres de l’État. En 2023-2024, iGaming Ontario a engrangé 2,4 milliards de dollars en revenus tirés du jeu, un bond de plus de 70 % par rapport à l’année précédente. Une étude indépendante de Deloitte a fait état d’une contribution de 1,24 milliard de dollars du marché d’iGaming aux échelons fédéral, provincial et municipal.
On prévoit que l’Alberta imitera bientôt l’Ontario en donnant le feu vert aux paris en ligne.
Même avant le relâchement des règles, le Canada était un pays de parieurs. C’est plus des trois quarts de la population qui s’y adonnent, la vaste majorité par l’achat de billets de loterie. Les paris virtuels ont émergé avec la pandémie : le nombre de joueurs des casinos en ligne a doublé depuis 2020.
Les paris sportifs demeurent une faible part du marché du jeu, mais représentent ce que le public voit et qui attire le plus d’attention. Selon Fiona Nicoll, d’aucuns craignent que les paris sportifs normalisent les paris dans l’ensemble et poussent les gens vers les paris dans les casinos.
Les sondages indiquent que la plupart des Canadiens souhaitent qu’on y mette un frein, surtout dans la publicité ciblant les jeunes. La majorité des répondants voudraient qu’on interdise totalement la publicité sur les paris sportifs. Le Centre de toxicomanie et de santé mentale, le plus important hôpital universitaire de santé mentale au Canada, estime que l’État doit restreindre cette publicité à titre de mesure de santé publique.
Mais l’histoire nous enseigne que les règles seront difficiles à mettre en œuvre. Malgré les liens causaux évidents, les activistes rapportent que le gros problème, c’est de convaincre les politiciens de légiférer pour protéger le public, car il est difficile de prouver un lien direct entre la publicité sur le jeu et les torts qu’elle cause. Le manque de preuves a retardé la législation anti-tabac pendant des décennies.
« L’industrie du jeu brandit l’argument de l’insuffisance des preuves comme arme de propagande pour contrer les arguments en faveur d’une réglementation accrue », dit Luke Clark, directeur du Centre for Gambling Research de l’Université de la Colombie-Britannique.
« Mais sur les plans éthique et pratique, il n’est pas viable de mener une expérience de contrôle sur les répercussions de l’exposition à long terme à la publicité sur les paris chez les jeunes. »
Il y a peu de chances que des preuves émergent pour une autre raison. Mme Nicoll rappelle que la plupart des recherches sur la réduction des méfaits portent sur la responsabilité individuelle et non sur l’industrie du jeu dans son ensemble. Le principal objectif est d’aider les joueurs pathologiques, et non de tuer le mal dans l’œuf en changeant la donne dans l’industrie.
Dans quelle mesure la publicité sur le jeu devrait-elle être traitée différemment des autres industries du vice – tabac, alcool et marijuana – où la publicité fait l’objet d’un contrôle sévère? Cela reste à débattre.
Les partisans du jeu disent que les paris vont continuer quoi qu’il advienne. La déréglementation chez nos voisins du Sud revient à garantir que les lois au Canada doivent changer rapidement. Ils avancent aussi que la publicité aide à distinguer les sociétés sous réglementation des exploitants clandestins.
« La publicité est importante pour savoir qui est enregistré et qui ne l’est pas – pour indiquer qui est autorisé à prendre vos paris », dit Me Segev.
« En autorisant la publicité des sociétés à la télé, sur les babillards, etc., vous leur permettez d’effacer la visibilité du marché noir. »
Au lieu d’insister sur les interdictions, il faudrait prioriser l’éducation et la promotion du jeu responsable. Ceux de ce camp font valoir qu’il vaut mieux avoir un système plus sécuritaire pouvant être imposé que de renvoyer la balle à l’étranger ou au crime organisé.
Les critiques disent que c’est une mauvaise idée d’avoir un casino dans sa poche disponible à toute heure du jour. Recherche en santé mentale Canada estime que 15 p. 100 des jeunes de 18 à 34 ans présentent un risque accru de jeu pathologique. De plus, la dépendance au jeu s’accompagne d’un des taux de suicide les plus élevés, toutes dépendances confondues.
Beaucoup s’inquiètent que la prolifération du marché du jeu dans tous les types de médias revienne à promouvoir l’idée que les paris sont un volet normal de l’expérience sportive. Les téléspectateurs canadiens – jeunes et vieux – passent à présent 20 p. 100 du temps d’antenne d’un match à regarder des annonces de paris et des messages promouvant le jeu. Parler de paris est devenu normal chez les commentateurs sportifs au Canada.
Les décideurs canadiens disposaient de nombreuses preuves indiquant que la déréglementation provoquerait une explosion publicitaire. La Grande-Bretagne et l’Australie se cassent les méninges depuis des décennies sur ce qu’il faut faire contre le fléau du jeu et son marketing. Certains pays, comme l’Italie, l’Espagne, la Pologne, la Belgique, l’Allemagne et les Pays-Bas, viennent d’adopter une réglementation stricte. Certains interdisent carrément la publicité.
« Les législateurs canadiens ont erré en omettant de tenir compte de ce qui se fait à l’étranger », déplore Bruce Kidd, ancien athlète olympique, membre de Campaign to Ban Ads for Gambling et professeur émérite en politiques des sports à l’Université de Toronto.
« Plusieurs députés nous ont dit que c’était une erreur monumentale. »
Interrogé sur la décision d’Ottawa d’assouplir les règles sur les paris sportifs, Moshe Lander, économiste sportif à l’Université Concordia, déclare : « C’est certain qu’ils ont fait ça à la hâte. »
« Toutefois, on n’a pas eu le temps d’examiner les pratiques exemplaires de l’étranger » quand les États-Unis ont changé leur législation en 2018.
Les dirigeants des autres pays examinent actuellement leurs options. Au Royaume-Uni, le nouveau gouvernement travailliste subit d’importantes pressions pour qu’il agisse, les publicités étant omniprésentes au pays, soit le deuxième marché du jeu en importance après les États-Unis.
Les mesures volontaires n’ont pas l’air de fonctionner là-bas. Les chercheurs ont constaté qu’en septembre, lors de la fin de semaine inaugurale de la nouvelle saison de la Premier League, le nombre d’annonces de paris sportifs a presque triplé par rapport à l’an dernier.
En Australie, pays qui occupe le premier rang mondial pour l’argent perdu au jeu, les politiciens n’ont pas encore décidé d’une stratégie ferme, malgré des années de débats. Les experts estiment peu probable qu’ils interdisent ce genre de publicité (article en anglais seulement).
Au Canada, il n’y a probablement ni interdictions ni restrictions strictes à l’horizon, car ce serait trop difficile politiquement parlant. La sénatrice Marty Deacon, qui a proposé le projet de loi S269, en convient (en anglais seulement). C’est pourquoi son projet de loi propose que Patrimoine canadien établisse en collaboration un cadre national pour surveiller les paris sportifs et y mettre des « limites raisonnables ».
« Ce projet de loi n’est qu’un cadre, pas un système draconien », commente Me Selznick, de Cassels.
« Cela donnera au gouvernement fédéral l’espace voulu pour consulter davantage les provinces.
Assurément, l’industrie du jeu n’est pas restée les bras croisés devant les critiques. D’après les rapports, Normes de la publicité, un organisme d’autoréglementation sans but lucratif, et la Canadian Gaming Association travaillent sur un code pour des publicités responsables (en anglais seulement).
Plus tôt cette année, l’Ontario a interdit aux athlètes de faire la promotion des paris sportifs. Ils ont toutefois le droit d’être dans des annonces pour le jeu responsable, ce qui, selon les critiques, « ouvre une brèche gigantesque » dans l’édifice de la réglementation.
Rares sont ceux qui croient que le prochain gouvernement fédéral voudra ressusciter l’actuel projet de loi s’il achoppe.
« Je crois qu’ils s’en foutent éperdument, et ce ne sera sans doute pas une question électorale », dit M. Lander.
Le Canada est loin des politiques de protection du consommateur ou de lutte contre les méfaits qui sont aujourd’hui la norme dans bien des marchés établis, comme les interdictions touchant les cartes de crédit.
D’aucuns affirment qu’il pourrait y avoir des incitatifs au changement du côté des nouvelles couches démographiques, touchées par une hausse du jeu, surtout les jeunes hommes, qui développent parfois des pathologies après s’être amusés avec leurs amis sur des applications de paris sportifs. Les parents inquiets pourraient ajouter aux pressions politiques en vue de rendre les plateformes moins dangereuses en restreignant la publicité dans ce marché en essor.
« Cette expansion du marché ne passe pas inaperçue », conclut Mme Nicoll.
« Et cela pourrait infléchir l’histoire dans une nouvelle direction. »