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Destin du caribou : c’est l’impasse

Ottawa et Québec n’arrivent pas à s’entendre, une fois de plus. À l’heure où se joue le destin du caribou des bois, les autorités fédérales prennent les grands moyens, et Québec est loin de s’en réjouir

A Gaspésie Woodland Caribou
iStock/pchoul

Le caribou des bois, l’animal emblématique sur nos pièces de 25 ¢, est en péril.

La sous-espèce nord-américaine du renne est également au cœur d’un bras de fer entre Ottawa et Québec. C’est la troisième fois en autant d’années que cette espèce se retrouve dans les feux croisés des deux ordres de gouvernement, ce qui illustre les tensions entre les autorités fédérales et provinciales en matière de protection de l’environnement.

« C’est une honte de voir un pareil conflit entre le fédéral et le provincial, parce que chacun sait que c’est au gouvernement provincial d’adopter des mesures suffisantes pour bien protéger la biodiversité », déplore Marc Bishai, juriste au Centre québécois du droit de l’environnement, à Montréal.

La responsabilité de gérer le territoire et la faune au Canada est d’une incroyable complexité juridique; une responsabilité que se partagent les administrations fédérale, provinciales, territoriales et municipales, sans oublier les peuples autochtones. C’est aux provinces et territoires que revient la responsabilité première à l’intérieur de leurs frontières, sous réserve des droits ancestraux.

La législation fédérale qui régit les espèces en péril est tout aussi complexe et labyrinthique. La Loi sur les espèces en péril est entrée en vigueur en 2012 dans l’intention d’exécuter les obligations du Canada prévues à la Convention sur la diversité biologique, signée en 1992 par 196 pays sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies. Cette convention officielle établit un cadre complet afin de protéger la biodiversité, les espèces fauniques en péril et leur habitat. La Loi sur les espèces en péril insiste sur la nécessité d’adopter des mesures énergiques pour protéger la faune. Elle oblige le gouvernement fédéral à établir – en consultation avec les provinces et les territoires, les conseils de gestion de la faune et les peuples autochtones – une stratégie de rétablissement des populations des espèces menacées ou en voie de disparition.

La loi exige la réalisation d’une stratégie de rétablissement dans un délai d’un an après une inscription sur la liste des espèces en voie de disparition, ou de deux ans dans le cas d’une espèce menacée ou disparue du pays.

Or, dans les faits, en raison de ses mécanismes « très lourds » comme l’a dit un juge, l’application des plans fédéraux de rétablissement aux termes de la Loi sur les espèces en péril dépend de la coopération, du pouvoir discrétionnaire et de la bonne volonté des différents ordres de gouvernement.

Il peut s’écouler de nombreuses années avant qu’une espèce inscrite fasse l’objet de mesures concrètes de protection, déplore Paule Halley, professeure de droit à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement. C’est parce que la faune et son habitat se trouvant sur des terres provinciales de la Couronne sont sous propriété provinciale et relèvent donc des lois provinciales.

Le caribou des bois est un bon exemple. Il est inscrit comme espèce « menacée » depuis 2003 au sens de la Loi sur les espèces en péril et comme espèce « vulnérable » depuis 2005 aux termes de la Loi sur les espèces menacées ou vulnérables du Québec. En 2023, selon les estimations de Québec, le cheptel de la province se situait entre 6 100 et 7 400 bêtes, soit 15 % de la population canadienne de cette espèce.

D’après les autorités fédérales, la population de caribous est en déclin au Québec et ailleurs au Canada en raison d’une perte d’habitat attribuable à l’être humain. En 2023, à la lumière d’une étude des menaces imminentes, Environnement et Changement climatique Canada a conclu que dans trois régions du Québec, les populations ont dépassé le seuil de la quasi-extinction ou en sont « très près », voire risquent d’être éteintes d’ici 10 ans en raison de l’exploitation forestière et des expansions routières. Après que les appels réclamant une stratégie panprovinciale de protection du caribou des bois sont restés vains, Steven Guilbeault, ministre fédéral de l’Environnement, a démarré cet été le processus de déclaration dans la province d’un décret d’urgence en vertu de l’article 80 de la Loi sur les espèces en péril – sans intervention judiciaire, du jamais-vu. Si la gouverneure en conseil donne le feu vert, le décret d’urgence interdira les activités posant une menace « imminente » pour les trois hardes les plus à risque au Québec.

« Nous applaudissons cette prise d’action au Québec, car sans véritable plan général et concerté de protection systématique de cet habitat, celui-ci continuera d’être grugé arbre par arbre, hectare par hectare, jusqu’à sa disparition », déclare Joshua Ginsberg, directeur de la Clinique de droit de l’environnement Ecojustice de l’Université d’Ottawa.

« C’est à cela que la législation nationale sur les espèces en péril est censée servir : constituer un garde-fou pour protéger les espèces contre les graves menaces comme celles qui pèsent actuellement sur le caribou. »

L’interdiction aurait de vastes répercussions. D’après des représentants des autorités provinciales et de l’industrie, elle réduirait le potentiel forestier du Québec de 1,4 million de mètres cubes par année dans les trois zones où le décret serait en vigueur, ce qui pourrait faire perdre 6 500 emplois.

« Il y a toujours moyen de tenir compte des différentes considérations dans les mesures que nous prenons afin de trouver un point d’équilibre », explique Me Bishai.

« Mais il vient un moment où il faut absolument agir, et non réagir, pour protéger la biodiversité. L’heure a sonné, et peut-être même depuis trop longtemps, pour le Québec. »

La possible imposition d’un décret d’urgence n’a pas été bien accueillie à Québec, qui y voit une ingérence injustifiée dans son domaine de compétence.

« N’allons pas croire ceux qui disent que Québec ne fait rien », écrit Benoit Charette, ministre provincial de l’Environnement dans une lettre ouverte parue fin septembre.

« Nous ne restons pas inactifs devant le déclin du caribou. »

Il affirme que la province a investi près de 100 millions de dollars depuis 2019.

Plusieurs décisions sur la portée des décrets d’urgence prévus par la Loi sur les espèces en péril ont établi clairement que cette loi fédérale ne vise « pas du tout » à directement empiéter sur les compétences provinciales ni à imposer des normes nationales uniformes. « Le décret d’urgence peut interdire des activités dans tel ou tel habitat, mais n’a pas le pouvoir de gérer les territoires », précise Me Halley.

« Ainsi, le gouvernement fédéral ne s’ingère pas dans la gestion du territoire. C’est plutôt qu’il utilise ses pouvoirs en droit pénal, qui lui sont octroyés par la Loi constitutionnelle de 1867, pour créer des interdictions en territoire provincial. »

De plus, la jurisprudence établit qu’en vertu de l’article 80, le ministre fédéral est tenu d’agir et de formuler une recommandation à la gouverneure en conseil ou au cabinet fédéral s’il juge qu’une menace imminente compromet la survie ou le rétablissement d’une espèce.

L’été dernier, Yvan Roy, juge à la Cour fédérale, a conspué le ministre Guilbeault, l’accusant d’avoir enfreint la Loi sur les espèces en péril en attendant huit mois pour recommander un décret d’urgence afin de protéger la chouette tachetée. On estime qu’il n’en subsiste qu’un seul individu dans les forêts anciennes du sud-ouest de la Colombie-Britannique.

Cela n’a rien de nouveau, dit Shaun Fluker, professeur de droit environnemental à l’Université de Calgary.

« Les tribunaux, dit-il, ont toujours tenu le ministre à une norme stricte et élevée quant à l’établissement d’un tel avis, et l’ont tenu de prendre ses décisions en se reposant sur la science. »

« C’est une tendance claire dans la jurisprudence. »

On ignore toutefois si les tribunaux appliqueront ces mêmes normes strictes pour obliger le cabinet fédéral à rendre un décret de protection d’urgence quand il préférerait s’en abstenir. Le problème, signale Me Fluker, c’est que la Loi sur les espèces en péril accorde au gouverneur en conseil un pouvoir discrétionnaire total pour la prise de telles décisions.

Une chose est certaine : le gouvernement fédéral est extrêmement réticent à prononcer des décrets d’urgence. Il n’y en a eu que deux depuis l’entrée en vigueur de cette loi, et dans les deux cas, c’était un tribunal qui avait obligé le gouvernement fédéral à revoir sa position. Cela ne surprend guère les experts du droit environnemental. Ottawa brandit le décret d’urgence pour inciter les autorités provinciales à adopter leurs propres mesures de protection d’espèces.

« C’est légitime de la part du gouvernement fédéral d’avertir une province en agitant le spectre d’un décret, mais le suivi doit être très rapide », explique Me Ginsberg.

« Cette tactique peut être efficace puisqu’un décret d’urgence est censé être une mesure de dernier recours, envisageable uniquement en présence d’une menace grave. »

Me Fluker soupçonne Ottawa de tenter d’amener le gouvernement du Québec à signer un accord de conservation aux termes de la Loi sur les espèces en péril. Ces accords peuvent prévoir une batterie de mesures comme la surveillance de l’état d’une espèce et la protection de son habitat.

Dans des accords concernant le caribou des bois, le gouvernement fédéral a octroyé des fonds en échange desquels les provinces s’engageaient à mettre en œuvre des mesures de protection et de rétablissement habituellement décrites en annexe de l’accord. Au moins sept accords de conservation du caribou ont été conclus entre Ottawa et les provinces. En septembre, le ministre Guilbeault a invité son homologue du Québec à la table de négociation, soulignant que la province pourrait bénéficier de centaines de millions de dollars pour protéger la biodiversité. Cela n’a toutefois pas l’air d’intéresser Québec.

Pour les critiques, le problème est que bon nombre de ces accords sont nettement insuffisants.

« Les accords de conservation présentent un certain potentiel comme outils, mais dans la pratique, la plupart n’ont été guère plus que des instruments visant à retarder l’action », explique Me Ginsberg.

Me Fluker juge que certains accords de conservation volontaires, comme ceux conclus avec le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest, procurent une « véritable protection », mais d’autres « ne valent pas les mots qu’ils contiennent ».

Dans un rapport de 2023, Jerry DeMarco, commissaire à l’environnement et au développement durable, recommandait à Environnement Canada de travailler « avec ses partenaires pour renforcer ses accords de conservation », et qu’il y a lieu de prévoir des jalons, des cibles mesurables, des mesures de reddition de comptes claires et suffisamment de renseignements pour pouvoir suivre et évaluer les progrès et les résultats significatifs.

Ottawa pourrait réussir à forcer la main de Québec pour, au bout du compte, mettre en œuvre une stratégie globale de protection du caribou des bois. Mais Me Fluker dit qu’il est illusoire de croire que la Loi sur les espèces en péril a réellement permis de protéger l’habitat essentiel au-delà de ce qu’il est déjà possible d’obtenir par la législation sur la faune ou les territoires protégés.

« La Loi sur les espèces en péril a d’importantes limites quant à ses applications concrètes, et ça se voit », dit-il.

« La disparition d’espèces s’accélère au Canada, mais la Loi sur les espèces en péril a à tout le moins servi à systématiser le point où l’État peut être tenu légalement responsable. Toutefois, en ce qui concerne la protection des habitats, la Loi est pétrie de lacunes et repose presque entièrement sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire des représentants du gouvernement fédéral. »

Me Halley n’est pas du même avis. Elle convient que la Loi sur les espèces en péril est loin d’être parfaite et a malheureusement pâti du processus politique associé à l’inscription des espèces en péril et à la protection de l’habitat essentiel dans les provinces et les territoires. Cependant, ses dispositions ont au moins le mérite de définir ce qui est raisonnable, et cela facilite la révision judiciaire des décisions.

« C’est un bon départ en vue de remettre les pendules à l’heure », déclare Me Halley, qui espère que les autorités publiques finiront par rédiger des lois et règlements « ambitieux » pour mieux protéger les espèces en voie de disparition.