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Le droit de réagir aux discours haineux

La Cour suprême du Canada rejette une action en diffamation sur la base de la loi anti-SLAPP en soulignant l’intérêt public à protéger les contre-discours.

SCC

Dans l’affaire Hansman c. Neufeld, la Cour suprême du Canada a statué la semaine dernière qu’une action en diffamation liée à une politique scolaire controversée est soumise à la législation britanno-colombienne contre les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (SLAPP). Certains intervenants au dossier considèrent cette décision comme une victoire pour le contre-discours.

L’action en justice portait sur des remarques critiques formulées par M. Barry Neufeld, un conseiller scolaire du conseil des écoles publiques de Chilliwack, en Colombie-Britannique, au sujet d’une politique éducative visant à favoriser l’inclusion et le respect des élèves susceptibles d’être victimes de discrimination à l’école en raison de leur identité ou de leur expression de genre. M. Glen Hansman, un homme gai, enseignant et ancien président de la B.C. Teachers' Federation, a réagi en qualifiant les opinions de M. Neufeld de haineuses, sectaires et transphobes. M. Hansman a également accusé M. Neufeld de compromettre la sécurité et l’inclusion des élèves transgenres et des autres élèves membres de la communauté 2ELGBTQ+ dans les écoles et a mis en doute son aptitude à occuper une charge élective.

En réponse, M. Neufeld a intenté une action en diffamation, initialement rejetée par le juge en cabinet en vertu de la législation anti-SLAPP de la province. La Cour d’appel a infirmé la décision et rétabli l’action en justice jusqu’à ce que la Cour suprême du Canada fasse droit à l’appel à une majorité de 6 contre 1.

« Les propos de M. Hansman ne constituaient pas une réaction disproportionnée ou gratuite aux déclarations de M. Neufeld, et il y avait un intérêt public substantiel à protéger son contre-discours, a écrit la juge Andromache Karakatsanis pour la majorité. M. Hansman a pris la parole pour dénoncer des propos que lui et d’autres personnes estimaient discriminatoires et préjudiciables à l’endroit des jeunes transgenres et autres jeunes 2SLGBTQ+ — des groupes particulièrement vulnérables à l’expression d’opinions qui déprécient leur valeur et leur dignité aux yeux de la société et remettent en question leur identité même. Non seulement la protection du discours de M. Hansman préserve-t-elle la liberté de discussion des affaires d’intérêt public, mais elle favorise aussi l’égalité, une autre valeur démocratique fondamentale. »

Steeves Bujold, président de l’ABC, a réagi favorablement à la décision, soulignant que la cour reconnaît que la communauté transgenre est un groupe marginalisé dans la société canadienne.

« En tant que fier membre de la communauté 2ELGBTQ+, il a toujours été important pour moi d’aborder les inégalités et la discrimination subies par les membres de ma communauté et plus particulièrement par les personnes non binaires et transgenres au Canada, a écrit Me Bujold dans un communiqué. Cette interprétation de la loi contre les poursuites-bâillon est un pas important dans nos démarches qui visent à défendre et protéger les droits de tous les membres de notre société, et particulièrement les droits des personnes les plus défavorisées et qui ont le plus besoin d’aide. »

Me Adam Goldenberg, associé du cabinet McCarthy Tétrault à Toronto, qui représentait l’organisation EGALE Canada, estime que la décision sera utile dans les affaires futures où les personnes qui défendent la dignité et l’égalité des membres de la 2ELGBTQ+ sont réduites au silence par celles qui épousent des points de vue contraires.

« La Cour suprême a reconnu à juste titre que le contre-discours, tel qu’il est décrit, est un correctif important au type d’invectives auxquelles les personnes 2ELGBTQ+, et en particulier les personnes transgenres, sont régulièrement confrontées, explique Me Goldenberg. Bien que la Cour n’en ait pas pris note expressément, il est important de créer un espace pour ce type de contre-discours et de le protéger par des lois contre les poursuites-bâillon à une époque où nous constatons une augmentation du sentiment anti-2ELGBTQ+, non seulement dans des pays comme les États-Unis, mais aussi au Canada. »

Selon Me Goldenberg, la reconnaissance de la marginalisation des personnes transgenres contribuera au développement de la jurisprudence associée aux lois contre les poursuites-bâillon et au droit de la diffamation, ce qui renforcera à l’avenir la défense des contre-discours des défenseurs.

« Le contre-discours est une forme distincte d’expression, et il joue un rôle particulier dans la protection et la défense de la dignité et de l’égalité des personnes de la communauté2ELGBTQ+, explique Me Goldenberg. La Cour suprême n’avait pas reconnu cet état de fait auparavant. Il existe une longue jurisprudence qui, dans le contexte du premier amendement, reconnaît le contre-discours dans une large mesure comme la réponse aux personnes qui utiliseraient le pouvoir de l’État pour censurer des opinions impolitiques ou offensantes. »

Me Goldenberg souligne que la solution libérale classique à ce pouvoir de l’État est de proposer davantage de discours comme antidote au discours offensant; dans ce cas, « pour repousser contre la rhétorique antiqueer ».

Me Goldenberg souligne en outre que le procès en diffamation intenté par M. Neufeld, candidat politique, pour réduire au silence un critique, bruyant, va à l’encontre de l’objectif de la loi contre les poursuites-bâillon. Qui plus est, M. Hansman a vivement défendu la dignité et l’égalité des jeunes transgenres. Cette situation n’a fait qu’amplifier l’intérêt du public à sauvegarder la liberté d’expression de M. Hansman en l’arrimant aux critères établis par les lois britanno-colombiennes et ontariennes contre les poursuites-bâillon.

Dans sa dissidence, la juge Suzanne Côté a exprimé son désaccord avec l’analyse de la majorité, estimant qu’il était trop tôt pour rejeter l’action en diffamation.

« [La question dans cet appel] n’est pas de savoir si la Cour est d’accord avec l’opinion exprimée par M. Neufeld, ou avec le contre-discours de M. Hansman d’ailleurs, a écrit la juge Côté. Le présent pourvoi ne porte que sur la question de savoir s’il y a lieu de rejeter l’action de M. Neufeld au début de l’instance. Contrairement à ma collègue, je conclus qu’elle ne devrait pas être rejetée. Ce faisant, je ne préjuge aucunement le bien-fondé de l’action de M. Neufeld en diffamation; j’estime uniquement que M. Neufeld mérite de se faire entendre. »

Selon Florence Ashley, nouvelle professeure de droit à l’Université de l’Alberta, cette décision est importante, car elle est l’une des premières à citer des juristes transgenres.

« Compte tenu du sentiment des personnes trans d’avoir été mal traitées par le système juridique, il est important que les communautés trans s’y sentent reconnues », explique Florence Ashley. 

Florence Ashley estime que cette décision revêt une importance plus large pour tous les groupes marginalisés. Elle apporte de la clarté en établissant que la critique du sectarisme est généralement l’expression d’une opinion plutôt qu’une déclaration factuelle. Cette distinction est cruciale, car le fait de qualifier des termes tels que le racisme, l’homophobie et la transphobie d’affirmations de fait entraverait gravement la capacité des communautés marginalisées à lutter contre l’oppression et à la contester ouvertement.

Florence Ashley souligne également que la décision stipule sans ambiguïté que le discours qui encourage l’hostilité à l’égard des groupes marginalisés a moins de valeur. 

Me Justin Safayeni, associé chez Stockwoods LLP, à Toronto, qui a représenté le Centre for Free Expression dans cette affaire, mais qui s’exprime à titre personnel, déclare que cette décision annule celle de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique sur un point essentiel de l’analyse de l’intérêt public. Il précise que la crainte d’un « effet paralysant » sur la liberté d’expression ne peut jamais peser qu’en faveur du rejet d’une affaire. 

« La Cour d’appel de la Colombie-Britannique a renversé le concept en partant du principe que le rejet de l’action en justice dissuaderait la population de s’engager dans des discours controversés, puisqu’elle serait incapable de se défendre contre des contre-propos diffamatoires, et que dans ce cas, l’effet paralysant soutiendrait en fait l’accueil de l’action en justice, explique Me Safayeni. La Cour suprême a clairement indiqué que ce n’était pas le problème que l’effet dissuasif était censé résoudre. L’effet paralysant reflète plutôt la crainte que la menace d’un procès n’incite la population à s’abstenir de tout commentaire sur des questions d’intérêt public. »

Toutefois, certaines personnes craignent que cette décision ne révèle à quel point les lois sur la diffamation sont dépassées, en particulier en ce qui concerne les plateformes en ligne.

« Le discours sur la réputation dégage un caractère très victorien et est déployé d’une manière qui se rapproche de façon incommodante de l’idée d’un droit à forcer les autres à vous aimer, ce qui est tout à fait contraire à la philosophie libérale, explique Florence Ashley. L’ostracisme est parfois une réaction normale et appropriée à un discours offensant ou préjudiciable. »

À l’ère de l’Internet, nous avons coutume de dire que tout le monde dispose d’une plateforme, qu’il est facile de prendre la parole et que les propos qui y sont tenus sont peu nuancés. Les attentes de la population en matière d’expression sont très différentes de celles qui s’appliquent aux publications journalistiques, qui ont historiquement joué un rôle central dans les lois sur la diffamation.

« Imposer aux médias sociaux les normes et les attentes que nous avons à l’égard des publications journalistiques rendrait impossible le discours politique ou le discours sur la justice sociale sur les médias sociaux, parce qu’ils sont beaucoup plus interactifs », déclare Florence Ashley, qui souligne néanmoins que la Cour a fait preuve d’une certaine souplesse dans l’interprétation et l’application des exigences relatives aux faits.