Construire un réseau électrique national
L’un des principaux obstacles aux engagements du Canada en matière de carboneutralité réside dans son réseau électrique morcelé. Pourquoi le gouvernement fédéral n’exercerait-il pas sa compétence sur les lignes électriques interprovinciales?
Le projet de « transition équitable » du gouvernement fédéral avance comme prévu – c’est-à-dire assez mal.
L’expression sert à désigner la promesse d’Ottawa d’aider les travailleurs du secteur des hydrocarbures déplacés par l’émergence d’une économie mondiale sobre en carbone à se trouver du travail dans les nouvelles industries de l’énergie verte. À la suite notamment des efforts déployés par Edmonton pour présenter le projet fédéral comme un complot visant à désaffecter les puits de pétrole (ce que la gestion bancale des messages par Ottawa n’a pas arrangé), l’expression « transition équitable » est désormais entachée en Alberta et en Saskatchewan – peut-être de façon permanente.
Le projet de transition équitable ira néanmoins de l’avant, victime supplémentaire de l’approche passive d’Ottawa en matière de communication politique et de la remarquable capacité de ses opposants à faire une montagne d’une taupinière. « Le dialogue a effectivement fait défaut, quoique je ne sois pas certaine que cela aurait changé grand-chose dans ce dossier », confie Kristen van de Biezenbos, professeure agrégée à l’Université de Calgary, spécialisée en droit de l’énergie.
« Peu importe que le concept de transition équitable soit issu du mouvement ouvrier. Le gouvernement provincial actuel [de l’Alberta] peut continuer de s’opposer impunément à une transition équitable. »
Pendant ce temps, soutiennent la chercheuse et d’autres experts, le gouvernement fédéral passe à côté d’une occasion de nouer le dialogue avec les provinces sur un projet qui pourrait avoir un impact considérable sur l’empreinte carbone canadienne : un réseau électrique national.
« C’est une sorte de constat universel que les grands réseaux sont meilleurs », déclarait au magazine Wired en 2019 Paul Denholm, analyste en énergie au National Renewable Energy Lab du Colorado. Les réseaux relient les consommateurs aux lieux de production de l’énergie. Les sources d’énergie à faibles émissions (hydroélectricité, éolien, solaire) sont généralement situées loin des grands centres. Or, plus le réseau est étendu, plus ces sources d’énergie sont faciles à intégrer.
Les réseaux d’électricité canadiens s’étendent du nord au sud, et non d’est en ouest. L’électricité excédentaire est vendue aux États-Unis – parfois dans des conditions et à des tarifs qui peuvent attiser les tensions politiques entre les provinces (comme dans le cas de Churchill Falls).
« C’est tout simplement plus rentable d’exploiter des lignes nord-sud qu’est-ouest », explique Jean-Thomas Bernard, qui étudie l’économie de l’énergie à l’Université d’Ottawa. « En cela, le réseau a simplement suivi le modèle de développement commercial et économique du Canada. La Colombie-Britannique vend de l’électricité à la Californie depuis longtemps. L’économie de l’offre et de la demande favorise l’axe nord-sud. »
Ceci représente un gros obstacle à l’engagement du Canada à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. Les provinces riches en hydroélectricité, comme la Colombie-Britannique et le Québec, sont voisines de provinces qui n’y ont pas accès et doivent compter sur des centrales thermiques pour éclairer leurs maisons.
Sur papier, le Canada possède l’un des réseaux les plus propres au monde : 83 % de son électricité provient de sources non émettrices, selon l’Agence internationale de l’énergie. L’hydroélectricité y est pour beaucoup. Mais ce n’est pas « un réseau » à proprement parler, car les liaisons entre les provinces sont rares et espacées. En l’absence d’un réseau national, des provinces comme l’Alberta auront du mal à réduire leurs émissions de GES tandis qu’une province voisine comme la Colombie-Britannique engrangera des revenus en vendant son hydroélectricité aux États-Unis.
Dans un article mis en ligne en 2022, Me van de Biezenbos écrit que « le développement d’une importante capacité de transmission interprovinciale pourrait permettre au Canada de devenir, d’ici quelques décennies, le premier pays au monde à jouir d’une production d’électricité 100 % renouvelable ». Elle fait notamment valoir que le gouvernement fédéral « a presque certainement une compétence exclusive » sur l’interconnexion des réseaux provinciaux.
Pourquoi les forces du marché n’ont-elles pas déjà favorisé le développement des liaisons interprovinciales? La faute en revient au caractère protectionniste des politiques, selon la chercheuse. Comme les réseaux provinciaux sont de compétence provinciale, les services publics provinciaux devraient répercuter le coût de la construction des liaisons transfrontalières sur leurs clients actuels, plutôt que sur leurs nouveaux consommateurs des provinces voisines.
« Comme la plupart des services publics canadiens appartiennent aux provinces, les projets énergétiques interprovinciaux peuvent être politiquement sensibles », écrivait-elle en 2022. « Dire que Manitoba Hydro souhaite vendre de l’électricité à SaskPower, c’est un peu comme dire que le Manitoba souhaite vendre de l’électricité à la Saskatchewan. Mais si le Manitoba souhaite vendre de l’électricité à une entreprise de service public du Dakota du Nord appartenant au secteur privé, ce n’est pas la même dynamique. »
L’État fédéral a une compétence indéniable sur les lignes interprovinciales en vertu de la Loi constitutionnelle, tout comme elle a compétence sur les oléoducs interprovinciaux, soutient Me van de Biezenbos. Mais il n’a jamais exercé cette compétence – un fait qui pourrait s’expliquer par le conflit qui divise Terre-Neuve et le Québec sur le sort de Churchill Falls. Aucun gouvernement fédéral sensé ne veut se retrouver au milieu de ce genre de bataille s’il peut l’éviter.
La création d’un réseau national apporterait pourtant des avantages bien au-delà de la lutte contre les changements climatiques. À l’heure actuelle, les collectivités éloignées hors réseau – pour la plupart autochtones – doivent compter en grande partie sur des génératrices diesel polluantes pour leur électricité. Cela limite leurs perspectives économiques et infrastructurelles : il est difficile de gérer à la fois une école et un hôpital quand on n’a pas toujours assez d’électricité pour les deux.
Un réseau national pourrait réduire la pauvreté dans les collectivités isolées et même les ouvrir à de nouvelles possibilités économiques, puisque les projets éoliens et solaires ont tendance à être construits dans des régions éloignées. Un rapport publié en 2019 a évalué qu’un investissement fédéral de 1,7 milliard dans le transport d’électricité interprovincial pourrait débloquer 6,6 milliards supplémentaires en investissements privés, ainsi que 92,5 milliards supplémentaires sur 10 ans provenant de sources privées et publiques pour la construction de centrales de production d’énergie renouvelable.
L’hydroélectricité transfrontalière pourrait permettre aux provinces et aux investisseurs de développer plus facilement les filières zéro émission, comme l’éolien et le solaire. Ces sources d’énergie sont intermittentes, ce qui signifie qu’elles doivent être complétées par des sources plus constantes.
« De manière générale, l’électricité doit être produite au moment où on en a besoin; le stockage dans des batteries n’est tout simplement pas encore au point, déclare M. Bernard. Les installations hydroélectriques, en revanche, peuvent stocker de l’eau au printemps pour alimenter les turbines le reste de l’année, ce qui les rend très attrayantes pour couvrir le manque d’approvisionnement des autres sources. »
Alors, pourquoi n’est-ce pas déjà une réalité? Les provinces protègent jalousement leurs champs de compétence contre toute intrusion fédérale – surtout lorsqu’il y a de l’argent en jeu. De l’avis de Me van de Biezenbos, tout effort fédéral pour construire un réseau national devra commencer par des assurances inébranlables que les réseaux provinciaux resteront provinciaux et que l’autorité d’Ottawa se limitera aux liaisons interprovinciales.
Il faudra également mettre de l’argent sur la table. « Il sera extrêmement difficile de les faire travailler ensemble, déclare la chercheuse. Pour commencer, le gouvernement fédéral devra s’engager à payer pour l’infrastructure. Une fois l’infrastructure en place, un plus grand nombre de fournisseurs d’énergies renouvelables se montreront intéressés. »
« Le gouvernement fédéral pourrait également devoir envisager de subventionner les tarifs, ajoute-t-elle. Il pourrait ainsi garantir un prix du kilowattheure qui stimulerait la concurrence sur le marché. »
Mais tout doit commencer par une bonne gestion des messages d’Ottawa, déclare Me van de Biezenbos.
« Le gouvernement fédéral doit axer son message sur le fait que les changements climatiques représentent une menace internationale et que nous avons des obligations internationales. Quand les provinces se disputent, le gouvernement fédéral n’est pas très bon pour imposer son point de vue et affirmer clairement que seul Ottawa peut faire ce genre de choix, parce que seul Ottawa représente l’ensemble des Canadiens. »