Pourquoi l’arrêt Jordan ne s’applique-t-il pas aux procédures administratives?
La Cour suprême s’oppose à l’imposition d’un plafond pour les décisions réglementaires.
Dans une décision de huit contre un, la Cour suprême du Canada a résisté aux demandes d’imposition de délais plus serrés pour les décisions des organes de réglementation, confirmant sa décision dans l’arrêt Blencoe, qui fait état d’un critère à trois étapes pour déterminer si les délais dans ces décisions constituent un abus de procédure.
Dans le cas qui nous occupe, l’avocat saskatchewanais Peter Abrametz a été déclaré coupable de quatre chefs d’accusation de conduite indigne d’un avocat et radié du Barreau sans avoir le droit de solliciter sa réinscription pendant presque deux ans. Me Abrametz a demandé l’arrêt des procédures pour cause de délai excessif constituant un abus de procédure. Bien que le Comité d’audition du Barreau ait rejeté sa demande, celle-ci a été accueillie par la Cour d’appel de la province, décision qui a ensuite été annulée par la Cour suprême du Canada. Même si la Cour d’appel avait choisi la norme de contrôle appropriée, elle ne l’avait pas appliquée adéquatement. De plus, le Comité d’audition ne s’était pas trompé en déterminant l’absence d’abus de procédure.
Rédigeant les motifs de jugement des juges majoritaires, le juge Malcolm Rowe a reconnu qu’un délai excessif dans des procédures administratives va à l’encontre des intérêts de la société et ébranle l’une des raisons fondamentales pour lesquelles ce type de pouvoir décisionnel est délégué. Mais la Cour s’est retenue d’appliquer le même raisonnement que dans l’arrêt Jordan en 2016, qui fixait à 18 mois le plafond pour les procès dans les tribunaux provinciaux, et à 30 mois dans les cours supérieures de justice.
« Il y a d’importantes raisons pour lesquelles l’arrêt Jordan ne s’applique pas aux procédures administratives, écrit le juge Rowe. Cet arrêt porte sur le droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés. Aucun droit de la sorte garanti par la Charte ne s’applique aux procédures administratives. Par conséquent, il n’existe pas de droit constitutionnel d’être “jugé” dans un délai raisonnable en dehors du contexte de procédures criminelles. »
Le juge Rowe indique aussi qu’il existe des différences fondamentales entre les procédures criminelles et les procédures administratives, et qu’une souplesse est importante en droit administratif « compte tenu de la grande variété des circonstances dans lesquelles des pouvoirs délégués sont exercés ».
Paul Daly, professeur de droit à l’Université d’Ottawa, qui représentait le Barreau de la Saskatchewan à la Cour suprême, dit que l’arrêt Abrametz réaffirme le statu quo concernant les délais injustifiés en droit administratif.
« Il existe des recours judiciaires presque uniquement lorsque les délais sont excessifs et causent un préjudice important, affirme Me Daly. Selon lui, rejeter l’idée que la jurisprudence sur les délais en droit criminel soit transposée au droit administratif va dans le sens de la résistance générale de la Cour suprême à élargir les droits garantis par la Charte à ceux qui s’engagent de leur plein gré dans une activité économique d’un secteur réglementé. »
L’arrêt Abrametz réaffirme également le statu quo sur l’arrêt des procédures, recours extraordinaire uniquement possible dans les affaires les plus graves, ajoute Me Daly.
Rebecca Durcan, associée et codirectrice chez Steinecke Maciura LeBlanc, à Toronto, représente des autorités de réglementation, mais n’a pas participé à l’affaire. Elle abonde dans le sens de la majorité des juges, soit qu’on ne sert pas l’intérêt public en arrêtant les procédures.
« La majorité des juges est sans cesse revenue sur l’intérêt public, ce qui fait du bien à voir, affirme Me Durcan. Il est évident que l’autorité de réglementation doit garantir une enquête juste à la personne qui s’inscrit. Mais on nous rappelle que l’intérêt public doit primer. »
Selon Me Durcan, les enquêtes des autorités de réglementation peuvent être longues, pas en raison d’un sentiment de « complaisance », mais plutôt vu leur complexité.
« Il est dans l’intérêt du public — et des personnes qui s’inscrivent — que les enquêtes soient approfondies, affirme Me Durcan. Même si elles peuvent parfois être longues. La majorité en convient », déclare-t-elle, ajoutant qu’elle avait hâte de voir comment se ferait l’introduction d’une norme contextuelle pour la détermination de la réparation appropriée une fois l’existence d’un abus de procédure prouvée. Elle fait remarquer que selon le tribunal, « l’arrêt des procédures sera plus difficile à obtenir en cas de graves accusations et que le seuil à atteindre pour obtenir la réduction de la sanction sera particulièrement élevé lorsque la sanction présumée est la révocation du permis ».
« Cela semble aussi fonder le motif et l’analyse du risque pour le public, d’après Me Durcan. Plus la conduite présumée est risquée, plus la personne qui s’inscrit pose un risque pour la société. Par conséquent, il n’est pas dans l’intérêt public de suspendre de plein gré les procédures ni même de faire durer une suspension au lieu de révoquer un permis. »
« Étant donné la gravité de l’inconduite qui motive habituellement l’imposition d’une telle sanction, l’ignorer risquerait de miner la confiance du public dans l’administration de la justice plutôt que de la renforcer », estime Nadia Effendi, associée chez Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., S.R.L., à Toronto, qui représentait la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada à l’audience.
Malgré tout, Me Durcan constate que sauf exception, la responsabilité des enquêtes et des poursuites demeure celle des autorités de réglementation, qui ne s’acquittent pas de leur mandat de servir la population et de protéger l’intérêt public si elles ne font rien.
« Les autorités de réglementation doivent préserver la confiance du public, certes, mais aussi celle de la profession en ne tombant pas dans la complaisance », dit Me Durcan.
Me Effendi ajoute que la Cour a confirmé qu’une partie en cause ne peut pas simplement rester passive et ne rien faire face à un possible retard; elle doit se prévaloir de tout ce qui existe pour faire avancer l’affaire.
« Il s’agit d’une conclusion importante qui met l’accent sur le fait que chaque partie à une procédure doit faire ce qu’elle peut pour éviter les retards, affirme Me Effendi. Une partie lésée par un retard ne peut pas simplement faire comme si de rien n’était et attendre que l’organe de réglementation prenne les choses en main, puis chercher à obtenir réparation des mois, voire des années, plus tard. »
Me Daly affirme que ceux qui espèrent que la Cour suprême fasse preuve de créativité dans les retards administratifs seront sans doute déçus de la décision, mais devraient garder en tête la porte laissée ouverte aux ordonnances de mandamus pouvant être demandées pour contraindre les décideurs à agir plus rapidement. « Je m’attends à ce que les choses s’accélèrent sur ce plan dans les prochaines années, surtout pour les visas, comme l’administration publique n’arrive pas à répondre à la demande », déclare Me Daly.
Me Daly indique aussi que le tribunal met l’accent sur la nécessité de faire preuve de déférence à l’égard des conclusions du Comité d’audition, qui a rejeté la demande fondée sur le délai injustifié de Me Abrametz en première instance.
« Même s’il était question d’équité procédurale, d’assujettissement à la norme de la décision correcte, les conclusions de fait sous-jacentes étaient marquées de déférence, selon Me Daly. En l’espèce, les conclusions de fait alimentent largement les conclusions juridiques. Ainsi, reconnaître qu’il faut faire montre de déférence lorsque les décideurs tirent des conclusions de fait sur des questions d’équité procédurale aura certainement des répercussions importantes sur les contrôles judiciaires à l’avenir. »
« Bien entendu, cette déférence a porté le coup de grâce dans l’affaire de Me Abrametz, puisqu’il n’y avait pas moyen qu’une cour d’appel invalide l’analyse du Comité d’audition », ajoute Me Daly.