Solliciter une conduite illégale
Quand et où la police peut-elle vous demander de commettre un crime?
C’est la question fondamentale au cœur de quatre causes qu’instruira la Cour suprême du Canada ce mois-ci. Chaque cas implique un homme qui a été arrêté par la police régionale de York et accusé d’avoir sollicité les services sexuels d’une personne mineure. Mais leurs avocats feront valoir que cela n’a jamais été leur intention.
Techniques d’enquête inédites ou provocation policière : la Cour devra encore une fois trancher. L’affaire survient seulement deux ans après celle de R. c. Ahmad, où la Cour a statué que « l’offre d’une occasion de commettre un crime doit toujours être fondée sur des soupçons raisonnables d’une activité criminelle précise ».
Les quatre hommes, qui doivent comparaître devant le plus haut tribunal du pays le 17 mai, font partie de la centaine de personnes accusées dans le sillage d’une longue opération policière qui s’est déroulée de 2014 à 2017.
Il s’agissait alors pour la police de publier des annonces de services sexuels sur Backpage.com, qui, à l’époque, était l’un des forums les plus populaires où les travailleurs du sexe faisaient la publicité de leurs services et, selon la police, une plateforme en vogue pour la prostitution juvénile. Les fausses annonces prétendaient que la femme sur les photos, une policière en civil, avait plus de 18 ans; elle était, en fait, dans la trentaine.
Ce n’est que lorsqu’un éventuel client répondait à l’annonce et commençait à négocier les prix et les détails que la policière infiltrée déclarait qu’elle n’était qu’une mineure de 14 ou 15 ans.
Dans l’une de ces affaires, le juge de première instance – même s’il a déclaré l’accusé coupable – a conclu qu’il était évident que l’accusé n’avait pas l’intention au départ d’obtenir des services sexuels d’une personne mineure. Mais le fait que ces hommes, et des dizaines d’autres, se sont présentés à l’hôtel prévu pour la rencontre était suffisant pour que la police porte des accusations.
Les hommes ont été reconnus coupables en 2019, mais ont obtenu un sursis au prononcé de la peine, en partie grâce à la décision de la Cour suprême dans R. c. Ahmad. Dans cette affaire de 2020, les juges ont statué dans une décision à cinq contre quatre que, lorsque la police a des motifs raisonnables de soupçonner que la personne en question a commis un crime, les agents peuvent l’inciter à le commettre de nouveau.
Par contre, dans les quatre causes dont l’audition est prévue ce mois-ci, la police ne savait pas qui allait répondre aux annonces. Comme l’un des appelants le fait remarquer dans son mémoire, rien dans les publicités, les messages ou le site ne laissait entendre qu’il s’intéressait à une prostituée mineure.
Le procureur général, cependant, soutient que le simple fait d’utiliser Backpage.com est une preuve qu’il y a intention de solliciter une personne mineure.
Le site Web, qui a commencé en se posant comme un rival de Craigslist, présentait toute une gamme de petites annonces, dont les plus populaires étaient les offres de services sexuels.
Dans son mémoire, le procureur général concède que le site Web de Backpage exigeait un âge minimal de 18 ans pour tout annonceur et qu’il ne permettait pas la mise en ligne d’une annonce où l’âge indiqué était de moins de 18 ans. Pourtant, est-il soutenu dans le mémoire, les forces de l’ordre ont déterminé que la section escorte de Backpage.com était un leader du marché pour la publicité sexuelle et qu’elle avait entraîné une forte demande pour de la prostitution juvénile.
Et effectivement, un réseau d’organismes américains d’application de la loi, armé de deux nouvelles lois censées réprimer le trafic sexuel, a lancé une opération contre Backpage en 2018, saisissant le site Web et inculpant plusieurs de ses anciens propriétaires. À l’époque, le ministère de la Justice des États-Unis considérait la page comme le principal forum sur Internet pour les publicités sur la prostitution, y compris la prostitution d’enfants.
Cette décision avait suscité des critiques, notamment de la part de l’American Civil Liberties Association, qui a déposé un mémoire en faveur de Backpage. Elle y faisait valoir que le tribunal devait imposer au gouvernement le fardeau de prouver hors de tout doute raisonnable que les défendeurs savaient que les publicités en question incitaient à un comportement illégal; la mise à disposition d’un forum en ligne ne devait pas entraîner de responsabilité criminelle simplement parce que d’autres pouvaient y avoir publié du contenu inapproprié.
À la Cour suprême du Canada, les juges majoritaires ont conclu dans l’arrêt Ahmad que l’État devait « définir soigneusement et […] circonscrire précisément » les lieux virtuels où se déroulent ces opérations. « La surveillance de l’État sur les espaces virtuels est d’un ordre qualitatif entièrement différent de la surveillance sur un espace public, ont écrit les juges Andromache Karakatsanis, Russell Brown et Sheilah Martin. La technologie et la communication à distance augmentent considérablement le nombre de personnes auxquelles les enquêteurs de police peuvent donner des occasions, ce qui accroît le risque que des personnes innocentes soient ciblées. »
Après Ahmad, Breana Vandebeek, associée de Gorham Vandebeek à Toronto, a affirmé à ABC National que le point important à retenir pour les enquêteurs était que « les soupçons raisonnables ne peuvent pas être examinés rétrospectivement ». Sinon, la police pourrait inviter pratiquement n’importe qui à commettre un crime et ensuite tenir cette personne responsable si elle accepte de le faire : c’est ce que la Cour suprême a appelé des « opérations visant à éprouver au hasard la vertu des gens », contre lesquelles elle nous met en garde. Me Vandebeek représente également l’un des hommes arrêtés par la police de York qui interjette appel à la Cour suprême.
Selon Claire Kanigan, associée chez Arvay Finlay, la décision de la Cour suprême dans cette affaire pourrait avoir d’énormes répercussions sur la façon dont les espaces virtuels sont surveillés et sur la vie professionnelle des travailleurs du sexe.
« Les espaces en ligne sont très importants pour les travailleurs du sexe d’aujourd’hui : ils leur permettent de travailler en plus grande sécurité et de manière autonome. Mais depuis plusieurs années, ils font l’objet d’attaques au nom de la réduction de l’exploitation et de la traite, dit-elle. L’infiltration policière de ces espaces aura des répercussions majeures sur la sécurité, les moyens de subsistance et les communautés des travailleurs du sexe. Cette question doit être prise très au sérieux. »
Bien que le procureur général ne fasse pas reposer ses arguments sur les lois canadiennes sur le travail du sexe, le caractère toujours criminel de la prostitution au Canada constitue la toile de fond de ces audiences.
Car après tout, comme l’a fait remarquer la Cour d’appel de l’Ontario en 2021, les personnes qui ont répondu aux annonces de la police et à d’autres annonces semblables cherchaient à obtenir, moyennant rétribution, les services sexuels d’une personne, ce qui constitue une infraction criminelle.
Cette interdiction et une foule d’autres qui ont été faites loi à la suite de la décision rendue en 2014 dans l’affaire R. c. Bedford ont donné lieu à d’importants litiges ces dernières années.
Même si les affaires en cause ne font pas directement intervenir les lois canadiennes sur le travail du sexe, « leur issue aura des répercussions sur les personnes que ces lois sont censées protéger, y compris les travailleurs du sexe adultes qui sont à leur compte », ajoute Me Kanigan. En effet, alors que le procureur général affirme que Backpage était tristement célèbre pour avoir servi à faire la publicité de la prostitution de mineurs, il ne fait aucun doute qu’il s’agissait également d’une plateforme essentielle pour les travailleurs du sexe adultes.
« Dans le contexte des appels dont la Cour est saisie, il faut accorder beaucoup de poids à l’intérêt des travailleurs du sexe à demeurer à l’abri de l’ingérence de l’État dans leur travail, toujours selon Me Kanigan. Ces appels représentent une occasion importante pour les tribunaux d’orienter les choses de manière à faire primer la sécurité, la dignité et l’autonomie des personnes qui se livrent au travail du sexe. »
Ces coups de filet numériques pourraient finalement ratisser très large. La finesse avec laquelle la Cour suprême applique le critère énoncé dans l’arrêt Ahmad pourrait déterminer si oui ou non la police peut lancer ce genre d’invitation ouverte à commettre un crime.
Au moment de son arrestation, le client de Me Vandebeek souffrait d’un syndrome d’Asperger non diagnostiqué. Et c’est là entre autres que le bât blesse dans les opérations d’infiltration virtuelles comme celles menées par la police régionale de York : elles ciblent tout un chacun, sans différenciation aucune.
« Même si les agents de police dans ces situations n’exploitent peut-être pas intentionnellement les vulnérabilités ou les troubles mentaux d’une personne, soutient Me Vandebeek dans son mémoire, la nature même des opérations en ligne ne leur permet pas de reconnaître les caractéristiques d’un accusé qui pourraient le rendre plus enclin à se laisser tenter. »