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Revisiter le fondement de la faute morale

La Cour suprême examine la constitutionnalité de l’article 33.1 du Code criminel et l’invocation de l’automatisme comme moyen de défense.

Brain and wind-up illustration

« J’ai très peur des conséquences pour les femmes et les filles [si on abolit l’article] », souffle Elizabeth Sheehy, professeure émérite à la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa et universitaire de renom spécialisée en droit relatif aux agressions sexuelles au pays. « Les actes de violence commis envers les femmes par des hommes intoxiqués à l’extrême par la drogue, l’alcool ou les deux seront tout bonnement décriminalisés. »

L’article 33.1 a été promulgué par le Parlement en 1995 à la suite du jugement controversé de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Daviault l’année précédente. La Cour avait alors accepté l’intoxication extrême comme moyen de défense pour l’agression sexuelle d’une femme de 65 ans en fauteuil roulant. La disposition exclut aujourd’hui la défense d’intoxication volontaire extrême s’apparentant à l’automatisme pour les crimes violents.

À l’automne, la plus haute instance au pays a entendu trois affaires de contestation de l’article 33.1. Dans deux cas, R. c. Sullivan et R. c. Chan, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé cet article inconstitutionnel parce qu’il contrevient à l’article 7. Dans l’affaire R. c. Brown, toutefois, la Cour d’appel de l’Alberta a plutôt estimé que la disposition ne contrevient ni à l’article 7 ni à l’alinéa 11d), et même s’il y contrevenait, la minorité a indiqué qu’il pourrait être conservé par l’application de l’article premier de la Charte.

Kerri Froc, professeure agrégée de droit à l’Université du Nouveau-Brunswick et présidente de l’Association nationale Femmes et Droit, rappelle qu’il faut tenir compte d’autres dispositions de la Charte, en particulier l’article 15 sur les droits à l’égalité et l’article 28, qui exige la mise en œuvre sans discrimination entre les sexes des droits et libertés garantis par la Charte.

Dans un article récent écrit en collaboration avec Elizabeth Sheehy, les deux femmes font valoir que la disponibilité de la défense d’intoxication extrême mettrait davantage en péril le droit des femmes à l’égalité et à la même sécurité que les hommes.

Le débat entourant l’article 7 vise l’innocence morale et le principe fondamental selon lequel une personne doit avoir consciemment commis un crime pour en être tenue responsable. Me Froc souligne toutefois qu’un concept comme l’innocence morale « doit être interprété de façon à ne pas faire passer les droits des hommes avant ceux des femmes ni avantager un sexe par rapport à l’autre ». Selon elle, en faisant une analyse fondée sur le genre comme l’exige l’article 28, on voit que l’article 33.1 ne contrevient ni à l’article 7 ni à l’alinéa 11d). Et malgré les avis contraires, l’article 33.1 est validé par l’article 1.

« C’est écrit noir sur blanc : les juges sont tenus d’accorder la même valeur aux droits des femmes qu’à ceux des hommes. Ils leur doivent une considération et un respect équivalents. »

Les données montrent que la violence en état d’intoxication est genrée; il suffit de regarder qui la commet et qui en subit les conséquences. En préparant leur article, Mes Froc et Sheehy ont recensé 62 tentatives de recours à la défense d’état d’intoxication depuis la promulgation de l’article 33.1. Tous les agresseurs, sauf quatre, étaient des hommes, tandis que les victimes étaient des femmes dans 49 des 62 cas.

La plupart des tentatives de recours à cette défense ont échoué, mais les deux femmes craignent que cela change si l’article 33.1 est invalidé. Avec tout un secteur d’experts sur les rangs, il n’est pas exclu que les agresseurs se soustraient au système de justice pénale s’ils arrivent à prouver un état d’intoxication extrême et, dans de telles circonstances, les féminicides pourraient être décriminalisés.

« C’est un message d’impunité, soupire Me Froc. Nous appelons cela le drunk discount. »

Avocat chez Peck and Company à Vancouver et membre du comité de direction de la Section du droit pénal de l’ABC, Tony Paisana ne voit pas la situation du même œil. Il ne croit pas qu’on ouvre la porte à des cas de violence fondée sur le genre sans condamnation ni poursuite si l’article 33.1 est jugé inconstitutionnel.

« Il est très difficile de sous-estimer ou d’exagérer le niveau de fondement probatoire requis pour établir un état d’automatisme. Au cœur des débats publics, les gens perdent de vue que ce n’est pas une défense facile; c’est tout le contraire. »

Et cette défense ne peut pas reposer uniquement sur les dires de la personne accusée.

« Il faut prouver un état d’intoxication tel que du point de vue médical, vous n’agissiez plus de votre plein gré. Le nombre de cas où cette défense a du succès est infime. » Me Paisana ne remet pas en doute que la violence en état d’intoxication affecte de façon disproportionnée les femmes et les enfants, mais soutient qu’il faut départager le problème de violence et le débat entourant l’article 33.1. La question est de savoir si une personne atteignant un état d’automatisme rare et exceptionnel induit par une intoxication volontaire extrême devrait pouvoir se défendre. L’avocat considère que la spécificité de cette question ne s’accorde pas avec les préoccupations générales soulevées.

« Le fait de consommer volontairement d’importantes quantités d’une substance intoxicante ne signifie pas que vous ayez l’intention, l’envie ou la motivation de commettre un crime (violent). La pierre angulaire du droit criminel, c’est qu’on punit uniquement les actes volontaires répréhensibles sur le plan moral. »

L’audience devant la Cour suprême laissait présager une abolition imminente de l’article 33.1, poussant ainsi le milieu à envisager d’autres recours, dont l’ajout d’accusations au Code criminel pour la violence et les agressions sexuelles accidentelles ou en état d’intoxication. Aux yeux de Me Froc, ces nouveautés, une fois en vigueur, seraient un affront à la dignité des femmes.

« Autant dire : “Oups! C’était violent ça.” On minimiserait encore davantage la gravité d’une agression sexuelle. »

Elizabeth Sheehy signale qu’on laisserait place à des aveux de culpabilité à des infractions comprises pour ne pas avoir à subir un procès et à prouver une intoxication extrême. Si l’agression sexuelle en état d’intoxication devient une infraction comprise, il sera avantageux de plaider coupable pour éviter un chef d’accusation plus grave.

« C’est un sombre tableau », dit-elle, en ajoutant que l’abolition de l’article 33.1 constituerait aussi un coup dur pour le Parlement et sa capacité d’intervenir et de légiférer.

« En fait, la Cour enverrait le message qu’elle est plus avisée pour définir la meilleure approche à adopter. »

Me Paisana affirme que l’article 33.1 est déjà si restrictif qu’on peut difficilement imaginer comment le Parlement pourrait aller plus loin pour satisfaire les exigences de la Cour advenant l’abolition.

« À mon avis, ce débat tire à sa fin d’une façon ou d’une autre, du moins sur ce point précis. »