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Reconnaître aux peuples autochtones un droit générique à l’autonomie gouvernementale

De l’importance d’un pourvoi devant la Cour suprême du Canada sur la constitutionnalité des lois fédérales sur la protection de l’enfance.

Supreme Court of Canada

La victoire peut compter une part de défaite, et vice versa. On voit cela tout le temps dans les cours d’appel.

C’est ce qui est arrivé au Québec en février lorsque la Cour d’appel de la province a donné au gouvernement provincial une partie (mais pas la totalité, tant s’en faut) de ce qu’il réclamait dans sa contestation de la législation fédérale sur la protection de l’enfance autochtone. La partie décisive se jouera donc à la Cour suprême du Canada (CSC), et les spécialistes du droit autochtone se préparent à un jugement qui pourrait poser les jalons de l’autonomie gouvernementale et du projet de réconciliation pour les décennies à venir.

Car il est clair que le Québec a perdu plus qu’il n’a gagné dans cette cause. Le procureur général de la province s’est adressé à la Cour d’appel du Québec pour lui demander de déclarer que la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis du Canada (« la Loi ») dépasse les limites de la Constitution. Il a fait valoir, premièrement, que la Loi entravait la compétence du Québec sur sa fonction publique puisqu’elle a pour effet de lui imposer la façon dont il doit dispenser ses services aux enfants et aux familles en contexte autochtone. Deuxièmement, elle modifierait unilatéralement la Constitution en reconnaissant le droit autochtone à l’autonomie gouvernementale.

Et la Cour d’appel a accepté l’argument du Québec dans une certaine mesure, mais pas tant que ça, et pas de la manière dont il le souhaitait. Elle a statué que l’incidence des normes nationales de la Loi sur le travail des fonctionnaires provinciaux n’en était qu’un effet accessoire et n’était pas inconstitutionnelle.

Sur la question de l’autonomie gouvernementale, on peut dire que le Québec a obtenu exactement le contraire de ce qu’il voulait. La Cour d’appel a confirmé l’existence d’un droit autochtone générique à l’autonomie gouvernementale en matière de services à l’enfance et à la famille; il s’agit donc d’un droit qui appartient à toutes les communautés autochtones du pays et n’a pas à être défendu devant les tribunaux au cas par cas.

Il s’agissait de la reconnaissance la plus claire d’un droit générique autochtone à l’autonomie gouvernementale au sens de l’article 35 de la Constitution jamais prononcée par un tribunal canadien.

Il s’agissait également d’un cas rare où une cour d’appel contourne délibérément un précédent de la CSC, en l’occurrence l’arrêt Pamajewon sur l’autonomie gouvernementale, qui exige que les communautés autochtones affirmant des droits à l’autonomie gouvernementale le fassent en citant les traditions et pratiques qui existaient avant le contact avec les Européens. (Il se peut aussi que la Cour ait simplement voulu éviter l’embarras d’avoir à demander aux communautés autochtones de prouver qu’elles s’occupaient de leurs enfants avant l’arrivée des Européens…)

« Nous avons poussé un soupir de soulagement, se rappelle Jameela Jeeroburkhan, associée chez Dionne Schulze à Montréal, qui a représenté des clients autochtones devant diverses cours d’appel. La Cour d’appel a confirmé le principe de l’autonomie gouvernementale. »

« C’est intéressant parce que les arguments que le Québec a présentés devant la Cour d’appel sont des arguments que nous, en tant que pays, semblons avoir dépassés, socialement et politiquement. Peut-être que Québec cherche simplement à explorer les limites de son propre champ de compétence. »

L’acceptation de ce droit générique par la CSC – même si le tribunal tentait de limiter sa portée aux seuls services à l’enfance et à la famille – pourrait accélérer l’ensemble du processus de réconciliation, avance Robert Hamilton, professeur agrégé à la faculté de droit de l’Université de Calgary, dont les travaux portent sur le droit autochtone.

« Cela entrouvre la porte à son application dans d’autres grands chantiers. L’éducation, les services de santé, la langue : tous ces sujets sont au cœur de la vie autochtone. Nous sommes donc peut-être en train de nous éloigner de ce critère plus restrictif (celui de Pamajewon). »

« Je pense qu’il serait difficile pour la CSC de ne pas confirmer que les communautés autochtones ont le droit de prendre des décisions concernant leurs enfants et leurs familles », renchérit Kate Gunn, associée chez First Peoples Law à Vancouver.

« Dans ce pourvoi, je m’attends à ce que l’arrêt se limite à la question de la compétence sur les enfants et les familles. Mais les motifs du tribunal devraient nous livrer des enseignements utiles sur la volonté de la Cour suprême de reconnaître et de confirmer à l’avenir d’autres droits génériques au sens de l’article 35. »

Alors oui, le droit générique mettrait la roue ​​de la réconciliation en marche. En revanche, l’autre élément clé de la décision de la Cour d’appel, soit son rejet de la doctrine de la prépondérance dans la Loi, la freinerait sec dans son élan.

La Loi précise que les lois autochtones sur les services à l’enfance et à la famille ont force de loi à titre de lois fédérales, ce qui leur permet de prévaloir en cas de conflit avec une loi provinciale. La Cour d’appel a qualifié cette disposition d’inconstitutionnelle.

« Dans cette mesure, lit-on dans sa décision, la disposition modifie l’architecture fondamentale de la Constitution et elle est ultra vires ».

Selon la Cour d’appel, cela ne devrait pas être un problème pour les communautés autochtones puisqu’elles auraient recours au critère établi dans l’arrêt R. c. Sparrow en 1990. Ce critère oblige les gouvernements à justifier les atteintes aux droits autochtones en faisant appel à « un objectif législatif régulier », en tenant des consultations et en offrant des indemnisations.

A priori, le critère Sparrow semble favoriser la partie autochtone; on considère généralement qu’il s’agit d’un obstacle juridique très important que les lois provinciales ou fédérales doivent surmonter. Mais déployer l’arsenal nécessaire pour l’utiliser devant les tribunaux prend du temps et des moyens. Et c’est cela, affirme Claire Truesdale de JFK Law, qui fait pencher la balance au détriment des Autochtones.

« La Cour d’appel laisse entendre que les demandeurs autochtones devraient généralement l’emporter en vertu de ce critère », explique Me Truesdale, qui pratique le droit autochtone.

« Mais cela fait fi de la réalité sur le terrain, où les gouvernements provinciaux et fédéral disposent de beaucoup plus de ressources et de temps pour les litiges. Ils peuvent se permettre d’enfreindre un droit et ensuite laisser à la partie autochtone le soin de les traîner devant les tribunaux. »

Ainsi, au bout du compte, la CSC pourrait reconnaître un droit générique (restreint) à l’autonomie gouvernementale qui pourrait s’étendre à d’autres lois, tout en ralentissant le processus de leur application en en rejetant la prépondérance.

Quoi qu’il en soit, l’effet d’entraînement sera durable. La Loi est un prototype, un modèle pour libérer les communautés autochtones du joug de la Loi sur les Indiens et réformer le droit canadien (article disponible uniquement en anglais) dans le sens de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA).

« Si le tribunal reconnaît un droit générique à l’autonomie gouvernementale, le projet de DNUDPA n’en sera que plus facile à réaliser », affirme Me Hamilton.

Et il se peut que la CSC cède aux pressions pour maintenir la fonctionnalité de la Loi. En effet, les services autochtones de protection de l’enfance et de la famille sont en crise partout au pays; selon une estimation, alors que les enfants autochtones ne représentent que 7 % des jeunes du Canada, ils comptent pour 50 % des enfants en famille d’accueil. De toute évidence, les lois actuelles ne fonctionnent pas pour les familles autochtones, et ce n’est pas à coup d’arguments abstraits sur les compétences fédérales et provinciales qu’on améliorera la situation.

« L’état de crise est un fait; la Cour d’appel elle-même l’a reconnu. Elle a déclaré qu’il fallait des changements », conclut Me Truesdale.

« C’est pourquoi je pense vraiment que la Cour va reconnaître le droit générique à l’autonomie gouvernementale. Après tout, le dossier est bétonné : il s’agit d’enfants et de la nécessité pour chaque communauté de s’occuper de ses propres enfants. S’il y a bien un domaine où le droit générique doit être reconnu, c’est celui-là. »