Enchâsser le droit à un environnement sain
Le Canada devrait emboîter le pas aux pays qui le font.
La plupart des gens croient qu’il existe un droit à un environnement sain au Canada.
C’est faux.
Ce droit est reconnu par 156 des 193 États membres des Nations Unies, mais le Canada est un des rares pays industrialisés qui n’est pas du lot. Avec, par exemple, la Corée du Nord.
Parmi les membres de l’ONU, plus de 100 pays ont inscrit ce droit dans leur constitution. Dans une bonne dizaine d’entre eux, les tribunaux l’ont reconnu comme implicite dans la constitution, au titre du droit à la vie. En Grèce, en Argentine et au Costa Rica, il en est résulté des modifications constitutionnelles. Même la Russie a reconnu ce droit dans sa constitution et ses lois. Mais pas le Canada.
En février, le gouvernement fédéral a déposé le projet de loi S‑5, qui actualise la Loi canadienne sur la protection de l’environnement (LCPE) pour la première fois en 20 ans. Le droit à un environnement sain y est reconnu, mais on prévoit deux années de consultation pour préciser les modalités de son application.
Compte tenu de la faiblesse des lois environnementales et du rythme auquel l’environnement se dégrade au Canada, Devon Page, directeur général d’Ecojustice, le plus grand organisme de bienfaisance juridique environnemental au Canada, aurait préféré voir ce droit inscrit dans la constitution ou dans une loi à part.
« La constitution, c’est l’idéal, car le principe s’applique alors d’office aux provinces. C’est la forme de reconnaissance suprême pour un droit fondamental. »
« Mais même s’il n’était reconnu que dans une loi fédérale en tant que droit fondamental, la portée serait déjà plus grande que dans la LCPE, et on aurait un modèle pour les provinces. »
La LCPE reconnaît certes le droit à un environnement sain, mais son libellé l’expose du même coup à un contrepoids économique qui pourrait le saper.
« Ça, c’est le Canada tout craché, explique-t-il. Opposer l’économie à l’environnement. Autrement dit, les droits sont compromis. On pourrait tout bêtement aboutir à un cadre de principe qui n’a aucun effet concret. On veut avoir l’air de prendre le problème au sérieux, mais sans se lier les mains. »
Alors qu’avec une reconnaissance claire et définie du droit à un environnement sain dans la constitution, un citoyen qui se croit lésé aurait un recours.
« Ce serait l’équivalent de la liberté d’expression, en environnement. »
Pour David Boyd, avocat écologiste de Colombie-Britannique et rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme et l’environnement, l’inscription de ce droit dans la LCPE constitue un pas dans la bonne direction. « Mais si c’est un droit de la personne et si le Canada souhaite sérieusement protéger les droits de la personne, il faut le mettre dans la Charte des droits… D’ailleurs, bien des gens croient qu’il s’y trouve déjà! »
D’après lui, on y sera dans 10, peut-être 20 ans. Les pays qui ont inscrit ce droit dans leur loi suprême ont vu s’amorcer une véritable transformation.
L’avocat cite comme exemple le Costa Rica, qui a pris cette mesure en 1994. Résultat d’une déforestation de plusieurs décennies, le couvert forestier représentait moins de 25 % de la superficie du pays. Aujourd’hui, la nature a repris ses droits sur plus de 50 % du territoire, et 30 % de celui-ci est protégé par des parcs nationaux. Adepte convaincu de l’énergie renouvelable, le pays tire 99 % de son électricité de sources solaires, éoliennes, hydroélectriques et géothermiques.
Le Costa Rica s’est également doté de lois interdisant les activités destructrices de l’environnement, comme les mines à ciel ouvert et l’extraction de pétrole et de gaz extracôtiers. La taxe sur le carbone, instaurée il y a belle lurette, fournit aux peuples autochtones et aux producteurs agricoles les fonds nécessaires à la restauration des terres et à la reforestation.
Le Costa Rica donne l’exemple dans toutes sortes de domaines, souligne Me Boyd.
La France aussi. Le droit à un environnement sain a été inscrit dans sa constitution en 2004 par le président conservateur Jacques Chirac, répondant aux instances de sa fille écologiste.
David Boyd affirme qu’il s’en est suivi des « choses incroyables ».
La France est devenue le premier pays à interdire la fracture hydraulique et les pesticides tueurs d’abeilles. Ce fut aussi le premier pays de l’hémisphère Nord à interdire l’exportation dans le Sud des pesticides proscrits en France ou dans l’Union européenne.
La France et le Costa Rica coprésident par ailleurs la Coalition de la haute ambition pour la nature et les peuples, qui cherche à constituer le cadre le plus solide possible de biodiversité planétaire post-2020, tout en jouant un rôle majeur dans la Beyond Oil and Gas Alliance, un regroupement de pays qui ont déclaré qu’ils n’autoriseraient aucune nouvelle extraction de carburants fossiles.
« Chez eux, les principes ne restent pas lettre morte. Ils font sur leur territoire des choses remarquables », insiste l’avocat.
Et ce ne sont pas les seuls. En Argentine, à la suite d’un arrêt de la Cour suprême reconnaissant le droit à un environnement sain, le gouvernement a consacré des milliards à l’assainissement des eaux du Riachuelo, à la construction d’infrastructures d’eau potable et d’eaux usées et à la mise en place d’un système de gestion des déchets.
« Cette région, autrefois l’une des plus polluées d’Amérique du Sud, est aujourd’hui méconnaissable, confirme l’écologiste. Et on voit ça un peu partout dans le monde. Dans des pays comme celui-là où le niveau de pollution est élevé, les tribunaux se rangent du côté des citoyens, contre les gouvernements qui tolèrent cette situation. »
Un arrêt similaire a récemment été rendu en Afrique du Sud concernant des mines et des centrales électriques au charbon situées dans l'une des régions les plus polluées du continent africain. « Là-bas, l’air est terriblement malsain depuis des dizaines d’années. Excédés, des citoyens se sont unis pour lancer une action fondée sur leur droit à un environnement sain; la cour a déclaré qu’on leur faisait effectivement vivre une situation intolérable. Elle a donné au gouvernement six mois pour adopter un règlement visant à améliorer la qualité de l’air. »
Le contrôle judiciaire permanent et l’obligation de rendre des comptes sont deux leviers efficaces pour faire agir les gouvernements, d’après l’avocat. Aux Philippines, la Cour suprême a reconnu le droit en question et déclaré un « mandamus permanent », elle qui assure l’encadrement du projet de restauration de la baie de Manille, ayant également créé une commission de juges et de scientifiques chargée de surveiller les actions du gouvernement.
« Je suis avocat environnemental depuis 30 ans, et je ne connais aucun autre moyen capable d’avoir un effet d’entraînement aussi efficace », affirme Me Boyd au sujet de l’inscription du droit à un environnement sain dans la constitution.
En octobre dernier, le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies a adopté une résolution sur le droit à un environnement propre, sain et durable; c’était la première reconnaissance officielle de ce droit à l’échelle mondiale. Une résolution semblable sera bientôt soumise à l’Assemblée générale de l’ONU, et David Boyd juge qu’il a « de bonnes raisons de croire qu’elle sera adoptée par une écrasante majorité ».
D’après lui, cela changera tout.
« On constatera alors de façon plus évidente que le Canada se trouve parmi un dernier quarteron de nations qui ne reconnaissent pas le droit à un environnement sain. »
L’ironie, d’après David Boyd, c’est que le Canada aurait pu être un chef de file dans ce dossier. À la fin des années 1960, lorsque le premier ministre Pierre Trudeau a consulté les Canadiens sur une nouvelle constitution, l’idée d’y inscrire le droit à un environnement sain est revenue à plusieurs reprises, comme en attestent les transcriptions des auditions. En 1981, le député du NPD Svend Robinson a fait un ultime effort pour le faire inclure dans la Charte, mais s’est heurté à une fin de non-recevoir de Jean Chrétien, alors ministre de la Justice.
« Le Canada aurait pu figurer parmi les premiers pays du monde à reconnaître le droit à un environnement sain. Maintenant, on se retrouve avec une Charte qui est très difficile à modifier », explique Me Boyd.
Il ne doute pas, cependant, que le temps joue en notre faveur et qu’on y arrivera beaucoup plus facilement qu’on ne le croit. La reconnaissance du droit à un environnement sain dans la constitution devrait jouer un rôle de catalyseur pour améliorer la qualité de l’air et de l’eau, agir davantage sur les changements climatiques, et accroître les mesures de protection et de restauration de la biodiversité. Ce sera aussi un garde-fou contre les lois rétrogrades.
Entre-temps, d’après lui, l’inclusion de ce droit dans la LCPE pourrait s’avérer utile, mais il faudrait un libellé plus ferme.
« Cela pourrait changer la façon dont les gouvernements prennent des décisions dans toutes sortes de domaines », précise-t-il.
Et, idéalement, les obliger à s’abstenir de prendre des décisions qui laissent perplexes comme, dernièrement, l’approbation du projet pétrolier de Bay du Nord à Terre-Neuve… quelques jours à peine après la publication par l’ONU du rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat le plus sombre de son histoire et après les commentaires du secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres, selon lesquels tout investissement dans de nouvelles infrastructures d’exploitation des carburants fossiles serait « une folie immorale et anti-économique ».
« Je ne vois pas comment on peut concilier une telle décision avec le droit de la population à un environnement sain, au beau milieu d’une urgence climatique », se désole Me Boyd.
« Ce que j’espère, c’est que [l’inclusion du droit à un environnement sain dans la LCPE] influe sur les orientations gouvernementales pour tout ce qui concerne l’air, le climat, l’eau et la biodiversité. »