Le pouvoir exécutif et les limites du privilège parlementaire
Comment une tentative de restreindre ce privilège a été déclarée inconstitutionnelle.
Il semble que le Parlement n’est pas habilité à restreindre le privilège parlementaire des députés et des sénateurs qui composent le Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR). Le juge John Fregeau, de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, a invalidé l’article 12 de la loi de constitution du CPSNR à la suite d’une contestation du professeur Ryan Alford de l’Université Lakehead (l’arrêt et l’article ne sont disponibles qu’en anglais). Cette disposition interdit aux parlementaires d’invoquer le privilège comme motif de défense en cas de poursuite pour divulgation de secrets d’État.
Le CPSNR est sur la sellette depuis un an, les députés conservateurs l’ayant brièvement boycotté en raison de la divulgation de documents non caviardés sur le congédiement de deux scientifiques du Laboratoire national de microbiologie de Winnipeg. Bien que le gouvernement ait communiqué ces documents au CPSNR, les conservateurs ont soutenu que le cabinet du premier ministre exerçait une trop forte influence sur le Comité, ce qui lui permettait de se soustraire à la responsabilisation.
« Cela a créé un précédent d’une grande ampleur, déclare le professeur Alford au sujet de la décision. C’est la toute première fois qu’il y a reconnaissance d’un principe constitutionnel non écrit comme motif d’invalidation d’une disposition législative. C’est très général. Qu’une disposition d’une loi fédérale puisse être invalidée parce qu’elle enfreint une disposition de la Constitution qui n’est ni dans la Charte ni dans les articles sur le fédéralisme de la Loi constitutionnelle de 1867, c’est totalement inédit. »
M. Alford fait remarquer que les références précédentes à la réforme de la Cour suprême et du Sénat avaient trait à des dispositions législatives n’étant jamais entrées en vigueur. Or, il s’agit ici d’une loi promulguée.
Emmett Macfarlane, professeur de sciences politiques à l’Université de Waterloo et spécialiste du droit constitutionnel et de la Cour suprême, juge la décision faible pour ce qui est d’établir pourquoi le Parlement ne pourrait pas restreindre le privilège de façon semblable.
« Le texte et l’intention de l’article 18 de la Loi constitutionnelle de 1867 sont clairs, et il me semble évident qu’ils autorisent le Parlement à restreindre le privilège s’il le juge bon, dit M. Macfarlane. Quant à la question de savoir si une révision constitutionnelle officielle est nécessaire pour ce faire, il me semble clair que l’article 44 remplit déjà cette fonction en conférant au Parlement le pouvoir d’édicter des modifications concernant la Chambre ou le Sénat. »
M. Macfarlane dit que cela devient futile si l’article 44 ne s’applique pas dans ce contexte. Cet article a pour objet de permettre au Parlement de conserver une certaine capacité d’apporter des modifications constitutionnelles touchant ses institutions ou son pouvoir exécutif.
« Il ne suffit pas de simplement citer la réforme du Sénat comme référence pour prouver que la formule générale de modification devrait s’appliquer en l’espèce, poursuit M. Macfarlane. Le juge n’a rien fait pour évaluer les différences entre, d’une part, la réforme du Sénat qui selon le tribunal touchait les intérêts des provinces, et d’autre part, une question purement fédérale, et le privilège parlementaire. Je ne vois pas du tout le lien avec les intérêts des provinces. »
M. Alford conteste cette interprétation, rappelant que l’article 44 admet les exceptions prévues à l’article 42, dont l’une concerne les pouvoirs du Sénat, qui est habilité à contrôler ses propres privilèges, une question que certains sénateurs ont soulevée pendant le débat.
« Quand on dit qu’on n’a plus ce pouvoir, que celui-ci appartient désormais à l’organe exécutif, et qu’on peut intenter une procédure criminelle à partir de quelque chose qui a été dit au Sénat, alors il est évident que cela implique les pouvoirs du Sénat », explique M. Alford.
M. Alford fait aussi remarquer que l’organe législatif n’a pas explicitement invoqué l’article 44 pour restreindre les privilèges.
« Si l’on observe chaque cas où une loi portant modification constitutionnelle a été adoptée, on constate que la loi est assortie de la mention “modification de la Loi constitutionnelle de 1867”, fait remarquer M. Alford. Cela s’est fait à plusieurs reprises. Dès le titre de la loi, on voit clairement que c’est ce dont il s’agit. C’est donc une modification implicite, mais nul ne peut soutenir que c’est implicite, l’argument étant que la loi n’avait pas pour effet de modifier la Constitution. »
D’après M. Macfarlane, c’est une interprétation « ridiculement large » des pouvoirs du Sénat que d’aller dire que cette loi s’applique au privilège.
« La Cour suprême elle-même a conclu que ce privilège faisait partie de la Constitution, mais avait trait au préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, et non aux pouvoirs du Sénat donnés comme preuve du privilège parlementaire fixé comme principe constitutionnel », fait observer M. Macfarlane, qui ajoute qu’il s’agit des pouvoirs législatifs du Sénat et des pouvoirs de celui-ci en lien avec la Chambre des communes.
« Cette décision est l’une des plus grossièrement erronées que j’aie vues ces dernières années tous niveaux d’instances confondus », ajoute M. Macfarlane.
Le CPSNR est structuré comme un comité de parlementaires qui relève du pouvoir exécutif plutôt que d’un comité parlementaire. Cette distinction est importante, précisément du fait que le gouvernement tentait de restreindre le privilège parlementaire dans le cadre de l’assermentation des députés et sénateurs comme membres du comité aux termes de la Loi sur la preuve au Canada.
Philippe Lagassé, titulaire de la chaire de recherche William and Jeanie Barton et enseignant en affaires internationales à l’Université Carleton, étudie comment les parlements du système britannique structurent leurs comités de sécurité et de renseignements. Lui aussi émet des réserves au sujet de la décision qui limite le pouvoir parlementaire de restreindre le privilège.
« Si cette décision est maintenue, le CPSNR tel qu’on le connaît perdra sa raison d’être, dit M. Lagassé. L’entièreté de l’argument l’excluant comme organe législatif tenait au fait que cette garantie était nécessaire, et qu’en l’absence de garde-fou, il devient possible de déballer n’importe quoi, et c’est encore ce qui se produit à présent. »
Cara Zwibel, directrice du programme des libertés fondamentales à l’Association canadienne des libertés civiles, affirme que la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario confirme que le Parlement avait agi de façon à abroger le privilège, ce qui est une question constitutionnelle impossible à changer par simple promulgation d’une loi.
« Notre intervention dans cette affaire avait en partie pour but de montrer que d’autres pays du Commonwealth ont réussi à traiter la question de la sécurité nationale sans se débarrasser du privilège parlementaire, et ce message est parvenu à la Cour », dit Mme Zwibel.
M. Lagassé dit qu’il existe des considérations pratiques concernant la structure du CPSNR et que cela va plus loin que de simplement limiter le privilège. Les parlementaires doivent avoir accès à de l’information pouvant être stockée de façon sécuritaire dans un environnement où les systèmes informatiques sont compatibles avec les niveaux de classification supérieurs, et le personnel est formé avec une autorisation de sécurité suffisante pour soutenir le comité.
Il n’existe actuellement aucun endroit sécurisé de la sorte sur la Colline du Parlement (et, dans l’édifice du Centre, avant les rénovations, certaines toilettes devaient être bloquées durant les rencontres de caucus parce que l’on pouvait entendre les conversations à travers les grilles d’aération).
M. Lagassé estime qu’à présent, le moment est venu de songer à adapter ces espaces en fonction des besoins. « Cela ne peut pas être un comité permanent; il faudra que ce soit un comité statutaire comme au Royaume-Uni ou en Australie, où ces systèmes de soutien sont présents, et il faut y songer maintenant, pendant les travaux de rénovation », commente-t-il.
Il fait remarquer que l’Australie est dotée de dispositions qui limitent le privilège des membres de son comité. Au Royaume-Uni, le premier ministre peut caviarder des informations des rapports des comités avant de les présenter au Parlement.
« C’était tout à fait inédit au Canada de situer cela dans l’organe exécutif, mais avec une structure qui ressemble un peu à un leurre, on se trouve en présence d’un comité semblable à un comité parlementaire, mais qui n’en a pas les pouvoirs inhérents », dit M. Alford.
Les sceptiques diront que cela a été pensé ainsi pour éliminer les controverses, qui risquent d’amener des gens à adopter des « théories du complot ». M. Alford poursuit : « Ne serait-ce que pour éviter ce risque, pourquoi n’adoptons-nous pas la même chose que toutes les autres démocraties de type britannique en matière de surveillance des activités de renseignement? »
Ce qui est étrange au sujet du CPSNR, ajoute-t-il, c’est l’idée que nous ne pouvons pas confier de renseignements délicats aux députés quand c’est en fait le pouvoir exécutif qui leur rend des comptes dans notre système.
D’un autre point de vue, dit M. Lagassé, il est essentiel d’habituer les parlementaires à gérer les renseignements classifiés.
« Ailleurs dans le monde, on voit beaucoup de cas où des législateurs manquant d’expérience ne font pas bien les choses à ce chapitre, fait observer M. Lagassé. C’est un problème. C’est une question de savoir comment les y faire parvenir. À mon avis, le nœud du problème avec le CPSNR, c’est que je n’ai jamais compris pourquoi nous continuons de répéter que ça ne marcherait pas en milieu parlementaire, car au bout du compte, les différences sont minimes. »
À cette fin, le CPSNR a montré que les parlementaires étaient capables de gérer les renseignements classifiés. À présent, la question est de savoir comment adapter cela au milieu législatif.
Le gouvernement fédéral n’a pas encore annoncé s’il a l’intention d’en appeler de la décision.