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Le climat et les règles de divulgation : un jeu d’équilibre

Au Canada, on surveille les progrès en Europe, en attendant que la SEC conclue sa série de règles normalisées pour les investisseurs.

What lies beneath the melting iceberg
Photo : Alexander Hafemann - Unsplash

Dans les affaires de réglementation des marchés, démarrer sur les chapeaux de roue n’est pas toujours payant.

Les Autorités canadiennes en valeurs mobilières (ACVM) ont devancé nombre d’organismes de leur secteur en publiant leur projet d’exigences de divulgation sur le climat aux fins de consultation en octobre 2021. Seulement, on est passé à autre chose depuis lors. Pour beaucoup d’observateurs, ces exigences semblent timides comparées à ce qu’on projette de faire aux États-Unis et en Europe.

Chez nos voisins du Sud, la Securities and Exchange Commission (SEC), qui a résisté des décennies durant aux pressions de réglementer ce qu’on appelait les divulgations sur les questions d’environnement, de société et de gouvernance, a rattrapé le temps perdu en mars en produisant un vaste projet de règles de divulgation sur le climat afin d’aider les investisseurs soucieux de l’environnement à diriger leurs fonds vers les sociétés les plus responsables.

Les règles recommandées par les ACVM et la SEC ont à peu près le même champ d’application, limité aux sociétés à actionnaires, tandis qu’en Europe, la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (directive CSRD) s’applique à toutes les sociétés ouvertes et fermées comptant au moins 500 travailleurs. Cela dit, les règles mises de l’avant par la SEC ont plus de mordant que celles des ACVM.

Prenons les divulgations sur les émissions. Du côté des ACVM, on souhaite donner le choix entre divulguer les émissions de type 1 — produites directement par la société elle-même — ou communiquer « les motifs justifiant l’omission de présenter cette information ». La même règle de divulgation volontaire s’appliquerait aux émissions de type 2 (générées par la consommation d’énergie) et de type 3 (émissions indirectes provenant d’autres sources que la consommation d’électricité, le chauffage ou les appareils à vapeur).

Pour sa part, la SEC souhaite rendre obligatoire la divulgation des émissions des types 1 et 2 et exiger la divulgation des émissions de type 3 lorsqu’elles sont « importantes ».

Outre-Atlantique, la directive CSRD de l’Union européenne — qui doit entrer en vigueur progressivement entre 2023 et 2026 — va exiger la divulgation « des principales incidences, négatives, réelles ou potentielles, liées à la chaîne de valeur de l’entreprise, y compris ses propres opérations, produits et services, ses relations commerciales et sa chaîne d’approvisionnement ».

Le groupe consultatif européen sur l’information financière (l’EFRAG), un groupe d’experts du secteur privé prodiguant des conseils techniques à la Commission européenne, a achevé, en mai dernier, une version préliminaire de normes de divulgation sur les questions d’environnement, de société et de gouvernance. Le public peut la commenter jusqu’au 8 août.

La série d’exigences de l’EFRAG va bien plus loin que ce que projettent la SEC et les ACVM, qui visent uniquement à protéger les investisseurs. Par exemple, les normes proposées par l’EFRAG s’appuient sur le principe de « double matérialité » : il ne s’agit pas d’évaluer seulement les répercussions sur la valeur d’une entreprise, mais aussi les répercussions de l’entreprise sur l’environnement et la société.

Dans leur version actuelle, les règles de l’EFRAG exigent la divulgation des émissions brutes de type 1 et 2 et, ce qui prête davantage à controverse, des émissions de type 3 produites par les achats en amont, les ventes en aval, le transport de marchandises, les déplacements et les investissements financiers.

Les ACVM n’entendent pas obliger les sociétés à divulguer leurs « analyses de scénarios », c’est-à-dire les évaluations prédictives de leur évolution selon différents scénarios de changement climatique. La SEC non plus, quoique les règles qu’elle projette exigeraient que l’entreprise fasse état des scénarios déjà élaborés.

L’UE, quant à elle, intègre l’analyse de scénarios et compte exiger que les entreprises concernées déclarent le degré de compatibilité de leurs activités avec l’Accord de Paris et son objectif de limiter le réchauffement climatique à bien moins de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels.

« Du point de vue mondial, les Européens ont toujours été à l’avant-garde sur cette question », commente Bruno Caron, associé du groupe des marchés financiers et valeurs mobilières de Miller Thomson, à Montréal, et qui se spécialise dans la gouvernance des risques climatiques et siège au conseil d’experts de l’Initiative canadienne de droit climatique. « Leur prémisse, poursuit-il, c’est que la divulgation seule n’est pas suffisante, il faut forcer l’action pour une économie plus verte. »

Il existe donc un large fossé entre les régimes réglementaires émergents du Canada, des États-Unis et de l’Europe en matière d’environnement, de société et de gouvernance. L’ampleur du problème que cela posera aux entreprises canadiennes dépendra en partie du facteur le plus imprévisible de tous : la politique aux États-Unis.

« La version préliminaire de la SEC a suscité quelque 14 000 commentaires; c’est énorme. Impossible de savoir où cela va mener », fait observer Stephen Erlichman, associé chez Fasken et cofondateur, dans cette société, du groupe de développement durable et des questions d’environnement, de société et de gouvernance.

Déjà, la Chambre de commerce des États-Unis, le Bank Policy Institute, la National Association of Manufacturers et l’American Petroleum Institute ont demandé à la SEC d’élargir la marge de manœuvre au chapitre des divulgations d’émissions. Dans un mémoire, la Chambre — le plus puissant organisme commercial des États-Unis — a dit des nouvelles règles qu’elles étaient « vastes et sans précédent dans leur portée, leur complexité, leur rigidité et leur caractère prescriptif ». Les républicains s’y opposent et font des mises en garde sur la lourdeur des coûts que cela ferait peser sur l’économie.

La Cour suprême se fera-t-elle aussi entendre? Le mois dernier, elle a rendu une décision qui restreint fortement l’Environmental Protection Agency dans sa capacité de réglementer les émissions de carbone des centrales existantes, concluant que cet organisme exerçait un pouvoir que le Congrès ne lui avait jamais confié. Certains observateurs soutiennent que la série d’exigences de divulgation sur le climat que la SEC veut imposer prêterait le flanc à une décision judiciaire semblable.

Les ACVM ont donc des raisons de ne pas précipiter l’adoption de nouvelles règles de divulgation. « Je crois que les ACVM vont préférer attendre pour voir comment aboutira le projet de la SEC », commente Jeff Bakker, associé chez Blakes et spécialisé dans le droit des sociétés et des valeurs mobilières. « Les ACVM vont viser la plus grande uniformité possible entre les deux normes nationales. Elles ont peut-être voulu prendre de l’avance dans ce dossier, mais je pense qu’il va falloir patienter. »

Il existe une autre variable inconnue pour les sociétés canadiennes : la divulgation entre différents États. Dans les règles envisagées par la SEC, les sociétés canadiennes répertoriées aux États-Unis qui adhèrent au régime d’information multinational seront exemptées de l’obligation redditionnelle prévue par les règles américaines à condition qu’elles produisent leurs rapports conformément aux règles des ACVM.

« Une question posée par la SEC dans son projet consiste à savoir s’il y aurait lieu de conserver l’exemption proposée pour les sociétés canadiennes, relate Me Erlichman. Bien entendu, ces sociétés demandent à rester exemptées. Nous ignorons donc où tout cela va aboutir. »

Le Canada, en tant que pays commerçant de puissance intermédiaire, a intérêt à harmoniser le plus possible ses règles de divulgation à la réglementation américaine. Il appert que les ACVM mènent actuellement une consultation sur la possibilité de rendre obligatoire la divulgation d’émissions de type 1.

Conor T. Chell, qui dirige le groupe de pratique de MLT Aikins sur les questions d’environnement, de société et de gouvernance, dit ne pas savoir — compte tenu de ce qu’on projette ailleurs — si les ACVM pourront se contenter d’une règle de divulgation toute volontaire.

« Je me suis demandé, dit-il, s’il serait possible pour les ACVM d’y aller progressivement, en commençant par rendre obligatoire uniquement la divulgation des émissions de type 1, pour ensuite étendre cette obligation aux émissions de type 2 et 3 au bout de quelques années. »

Toutefois, aux États-Unis, si la SEC cède aux pressions politiques et corporatives et adoucit ses exigences, elle pourrait se retrouver avec des règles assez semblables à celles que les ACVM mettent de l’avant, et dans une position encore plus éloignée que ce qu’on envisage en Europe.

Cela pourrait être source de grande confusion et coûter cher pour les multinationales, qui peineront à se conformer à des normes très hétéroclites. (Le moment est idéal pour se lancer dans une carrière de conseiller d’entreprise en environnement, société et gouvernance.)

Il y a cependant une autre solution. En mars, le Conseil des normes internationales d’information sur la durabilité a fait paraître deux documents provisoires — le premier sur les normes de divulgation en matière d’environnement, de société et de gouvernance en général; le second portant plus précisément sur la divulgation en lien avec les questions climatiques.

Le second document est dans sa substance et son contenu plus près de ce que propose la SEC. Il pourrait servir de source de normes communes pour régler les litiges qui ne manqueront pas de survenir outre-Atlantique sur les questions de divulgation.

« Il y a de l’espoir, conclut Me Erlichman. Ces normes, d’une façon ou d’une autre, pourraient finir par être adoptées par le Canada, les États-Unis, l’Union européenne et peut-être aussi le Royaume-Uni. Qui sait? Cela pourrait se concrétiser. Quoi qu’il en soit, il y a lieu d’espérer que les ACVM et la SEC finiront par s’entendre sur cette nouvelle exigence de divulgation internationale, ou que celle-ci servira de tremplin vers une harmonisation des règles nord-américaines et européennes. »