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Une interdiction définitive?

Comment l’interdiction de la thérapie de conversion au Canada risque d’être contestée devant les tribunaux.

Woman with cross hanging from her ear

La thérapie de conversion étant maintenant illégale au Canada, la question est de savoir si l’interdiction résistera à une contestation fondée sur la Charte.

Fin 2021, le Parlement a adopté un projet de loi visant à interdire cette pratique discréditée. L’adoption s’est faite rapidement, sans débat ni étude en comité – que ce soit à la Chambre ou au Sénat –, grâce à une motion adoptée par consentement unanime. Une version précédente du projet de loi, nettement moins contraignante, avait suscité beaucoup plus d’opposition de la part du Parti conservateur au printemps précédant les élections. 

Cette version antérieure prévoyait une exemption pour les adultes consentants, les autorisant à recourir à cette pratique pour tenter de changer leur orientation sexuelle ou leur identité de genre. Elle aurait néanmoins rendu illégal le fait de promouvoir une telle pratique ou d’en tirer profit. Elle aurait en outre criminalisé le fait de sortir du pays avec un enfant afin de lui faire suivre une thérapie de conversion. Le ministre de la Justice, David Lametti, avait déclaré à l’époque que la « faille » que représentait cette exemption des adultes consentants marquait la limite de ce qui leur était possible en vertu de la Constitution. Cette fois, le législateur a décidé de combler la faille.

« Rappelez-vous que la thérapie de conversion est une pratique qui a cours dans l’ombre », a déclaré M. Lametti en conférence de presse lors du dépôt de la nouvelle version du projet de loi. « Aux dernières étapes des audiences de comité, de nombreuses personnes se sont manifestées pour nous raconter leur histoire. Cela nous a donné une meilleure idée de l’impact dévastateur que cette pratique a eu – continue d’avoir – sur les gens. Certains ne s’en sont jamais remis. »

Selon M. Lametti, les témoignages de victimes au comité ont fait comprendre aux parlementaires à quel point cette pratique était traumatisante. Le ministre a également cité le consensus qui émerge en Europe et à l’ONU pour l’interdiction de cette pratique.

« Nous croyons que l’interdiction complète reçoit aujourd’hui beaucoup plus d’appui qu’il y a à peine quelques années. »

Pour Tony Paisana, associé chez Peck and Company à Vancouver, mais s’exprimant à titre personnel, la pérennité de cette interdiction dépendra d’une éventuelle contestation judiciaire. Nous verrons alors si la justification de M. Lametti est suffisamment résistante.

« Si quelqu’un devait contester la loi au motif qu’elle est trop générale, il faudrait se pencher sur l’objectif de la loi et sur sa justification, explique Me Paisana. Si la loi est logiquement liée à son objectif et qu’elle s’applique aux personnes auxquelles elle est censée s’appliquer, alors la loi devrait résister. »

Mais si la contestation devait reposer sur l’article 2 de la Charte, qui garantit la liberté de religion, l’analyse reposerait sur une base juridique différente.

« L’État est libre de légiférer dans des domaines qui empiètent sur d’autres libertés », rappelle Me Paisana. L’analyse procéderait donc selon le critère énoncé dans l’arrêt Oakes pour vérifier si la violation de la liberté religieuse est justifiée par le préjudice social qu’elle est censée corriger. 

Me Paisana croit qu’une approche multidisciplinaire aurait été plus appropriée pour aborder le problème des thérapies de conversion que de s’appuyer sur le droit pénal. Selon lui, il est parfois plus efficace de prendre un bistouri pour légiférer en matières sociales que d’utiliser un marteau.

« Il est possible d’imaginer des solutions qui évitent le caractère conflictuel et accusatoire du système de justice pénale. »

Certaines provinces et certains territoires (l’Ontario, le Québec, la Nouvelle-Écosse, le Manitoba et le Yukon) disposent de lois différentes sur la thérapie de conversion. Certaines municipalités s’appuient sur leurs pouvoirs de délivrance de permis pour interdire cette pratique.

« L’un des défis qui accompagnent toujours la légifération dans ces domaines controversés est qu’elle offre également une plateforme, car quelqu’un, inévitablement, contestera la loi, affirme Me Paisana. La loi deviendra une sorte de paratonnerre. Pour ceux qui ont plaidé pour l’interdiction de la thérapie de conversion, je peux m’imaginer ce que cela aura de traumatisant. »

Me Paisana cite l’agrément de la faculté de droit de l’Université Trinity Western, qui s’est retrouvée devant la Cour suprême du Canada, comme une autre affaire complexe mettant aux prises des droits concurrents – en l’occurrence, la liberté de religion, d’un côté, contre le droit à l’éducation et le droit à la liberté d’association, de l’autre.

« Les gens sont déjà en train de camper leur position en vue d’une bataille entre la liberté de religion et le droit d’être à l’abri de thérapies néfastes, et je m’attends à une contestation judiciaire, confie Me Paisana. Les tribunaux seront appelés à trancher entre ces droits. Ce n’est pas la première fois que cela se produit. »

Eugene Meehan, associé chez Supreme Advocacy s.r.l. à Ottawa, a plaidé pour deux intervenants devant la Cour suprême du Canada dans l’affaire Trinity Western.

« Nous savons maintenant, grâce à l’arrêt Trinity Western, que les tribunaux seront réticents à adopter une conception de la liberté religieuse autorisant un groupe confessionnel à imposer ses croyances ou ses pratiques à des gens qui ne partagent pas leur foi », déclare Me Meehan, également ancien président de l’ABC.

Nous ne devrions toutefois pas comparer une éventuelle contestation de l’interdiction de la thérapie de conversion aux circonstances entourant l’affaire Trinity Western, prévient Me Meehan.

« L’objet de cette affaire était de concilier, d’une part, le droit d’un organisme de contrôle de protéger cette chose imprécise qu’on appelle l’intérêt public et, d’autre part, la liberté religieuse d’étudier dans un environnement particulier défini par des croyances religieuses. Au fond, il s’agissait d’un différend de droit administratif qui mettait en cause les droits garantis par la Charte. Dans le cas de la thérapie de conversion, la contestation viserait directement le pouvoir de légiférer de l’État, ce qui suppose une analyse juridique différente. »

Un précédent plus pertinent, selon Me Meehan, serait B. (R.) c. Children’s Aid Society of Metropolitan Toronto. Dans cette décision de 1995, la majorité de la Cour avait conclu qu’une loi privant des parents témoins de Jéhovah de la possibilité de choisir pour leur enfant un traitement médical conforme à leur foi était contraire à l’alinéa 2a). Cette atteinte était toutefois justifiée au sens de l’article 1, notamment parce que « l’intérêt de l’État dans la protection des enfants en danger est un objectif urgent et réel ».

« Le droit des parents de choisir le traitement médical de leurs enfants conformément à leur religion était un aspect fondamental de la liberté de religion, souligne Me Meehan. La Cour suprême du Canada a été très claire sur le fait que la liberté religieuse est fondée sur l’idée que personne ne peut être contraint d’adopter ou de refuser un ensemble particulier de croyances religieuses. »

Et pourtant, bien qu’une forte composante d’autonomie et de choix personnel se retrouve dans de nombreuses décisions sur la liberté de religion, il n’est pas certain qu’une interdiction de la thérapie de conversion serait considérée comme une violation des croyances personnelles et religieuses, avance Me Meehan.

« Les tribunaux s’en remettent souvent au législateur quant à la meilleure façon de concilier les droits des groupes religieux et la protection des personnes vulnérables, rappelle-t-il. Reste à savoir où se situera ce point d’équilibre constitutionnel particulier. »